Le dépôt
JE NE SUIS PAS LÀ [poème paru dans Lpb n°59)
je ne suis pas ce verre où tes lèvres ont laissé quelques traces
je ne suis pas cette eau qui coule sur le sol sur toi ton visage ton dos tes mains
je ne suis pas ce chat dormant sur le rebord de béton et qui tombera peut être dans son sommeil
je ne suis pas la nuit où tu ne dors pas et cherche un corps pour t'aimer enfin
je ne suis pas le silence
je ne suis pas cette chaise repeinte en bleu nuit où traîne ton pull jaune délavé
je ne suis pas ce rêve où tu ne cesses de mourir
je ne suis pas l'arbre d'où tu es tombée un soir d'été il y a si longtemps
je ne suis pas ce mur où tu cognes parfois du poing
je ne suis pas la vitre grise où se reflète à peine ton visage
je ne suis pas ce riff extatique de saxophone jazz chauffant à blanc le son
je ne suis pas l'oranger sous la lumière
je ne suis pas les taches d'encre sur tes doigts
je ne suis pas cette fissure du rocher où l'herbe repousse
je ne suis pas ce néon rouge clignotant sans fin à la nuit tombée dans cette rue détrempée
je ne suis pas ce cerf l'œil exorbité noyé dans son sang
je ne suis pas cette herbe coupée à l'odeur forte et chaude
je ne suis pas encore ce corps bardé de tuyaux mourant dans son lit blanc souillé
je ne suis pas cette boîte de conserve rouillée sur le trottoir
je ne suis pas cette rivière de déchets bordant le village
je ne suis pas ce cadavre d'un pauvre rat mort dans la poussière sous l'aqueduc
je ne suis pas les rues où tu aimes si souvent déambuler
je ne suis pas cet air qui glisse en toi par ta bouche tes narines
je ne suis pas ce vieil homme marchant courbé tordu comme un arbre sous le vent glacé
je ne suis pas ce coléoptère massif en armure de samouraï immobile sur le mur près de la gouttière
je ne suis pas dans ce terrain vague cette voiture fracassée mangée de rouille
je ne suis pas cette femme au visage ridé cheveux ébouriffés yeux bleus délavés
je ne suis pas ce caddie abandonné au pied d'une tour
je ne suis pas ce ciel sans couleurs
je ne suis pas ce chien mouillé anthracite courant sur l'asphalte brûlant
je ne suis pas ce miroir fêlé grêlé de tâches brunes
je ne suis pas cette vapeur stagnant sur le fleuve
je ne suis pas ce grand corbeau venant chaque soir à l'abri du noisetier
je ne suis pas cette bouteille d'un noir profond dominant ce verre bleuté de toute sa hauteur
je ne suis pas cet autobus grimpant la côte à 45° avec une lenteur de phtisique
je ne suis pas ce livre jamais ouvert laissé ici dans la poussière
je ne suis pas ce visage buriné recuit martelé par l'usure solaire
je ne suis pas ce fou aux pieds bleus dansant sur son île sauvage
je ne suis pas ce liquide épais blanc tombant du broc
je ne suis pas cette grenouille accouchant dans l'ombre
je ne suis pas cette pellicule de pluie sur la roche
je ne suis pas cette mouche happée par la gueule du berger allemand
je ne suis pas ce prélude de la suite en mi mineur de Marin Marais
je ne suis pas cette ampoule grillée au bout de ses fils oranges bleus jaunes verts
je ne suis pas ce rire d'assiette brisée que j'aime tant
je ne suis pas cette serviette humide oubliée sur le sable conservant l'empreinte d'un corps
je ne suis pas cette photographie de la lune de 1842
je ne suis pas cet âne aux yeux immenses
je ne suis pas ce mobile gracile du cirque calderien
je ne suis pas ce goût de sel sur tes lèvres
je ne suis pas ton corps endormi sur le rocher
je ne suis pas cette eau renversée sur la table à l'ombre des châtaigniers
je ne suis pas ce visage au creux de ton épaule
je ne suis pas ce cauchemar gangrenant tes nuits
je ne suis pas ce rideau à la fenêtre blanchit par la lune
je ne suis pas cette peinture de sable navajo
je ne suis pas ce scarabée transportant une forêt miniature sur sa carapace
je ne suis pas ce savon fossilisé sur le lavabo
je ne suis pas cette mésange abasourdie par l'orage
je ne suis pas ce trait de vapeur blanc laissé par cet avion dans ce ciel d'un bleu transparent
je ne suis pas cette colonie d'araignées dans les arbres
je ne suis pas encore ce mort glacé dans le salon funéraire
je ne suis pas cette vitre poussiéreuse sur laquelle s'aplatissent de grosses gouttes sous un ciel noir charbon
je ne suis pas ce chuchotement du soir sur le port
je ne suis pas cette poubelle renversée dans laquelle fouille un chien aux côtes saillantes
je ne suis pas cet iguane marin plongeant dans l'eau bouillonnante
je ne suis pas cette calligraphie tracée d'une main sûre sur ce rouleau blanc
je ne suis pas cette goutte d'eau en équilibre sur l'arrondi de ton sein douce endormie
je ne suis pas ce miroir sur le mur de la chambre face à la fenêtre et dans lequel se reflète la forêt
je ne suis pas ce rivage vide là où s'affaissent insensiblement les décombres gris des bunkers
je ne suis pas cette voiture rouge encastrée dans un mur
je ne suis pas ce renard presque debout sur ses pattes de derrière retombant et s'enfuyant dans les fourrés
je ne suis pas cette salle de café déserte un dimanche après midi
je ne suis pas ces dessins dans le désert
je ne suis pas cette toile cirée blanche ornée de grosses fleurs marrons
je ne suis pas ce cimetière où cette grand mère avance au ralenti
je ne suis pas cette ville de tours gigantesques dressées dans l'azur vaporeux
je ne suis pas ces fleurs décrépites pourrissant dans un bocal
je ne suis pas cette sardine agonisante sur le pont de ce chalutier
je ne suis pas ton corps rêveur lisant dans la baignoire
je ne suis pas cette fourmi sur ton bras
je ne suis pas cette allumette à l'embrasement si bref
je ne suis pas la lumière du soir sous les feuilles du chêne
je ne suis pas la terre malaxée informe du chantier saturée de poutrelles de béton
je ne suis pas cette araignée verte tissant sa fine toile au creux d'une feuille de tulipier de virginie
je ne suis pas cette petite tâche de sang sur ton mouchoir
je ne suis pas cet oiseau planant sous ce nuage en forme d'écrevisse ce samedi matin de juin à dix heures
je ne suis pas ce reflet de ton corps nu dans l'eau de l'étang tes longs cheveux défaits
je ne suis pas cette mouche venant boxer contre cette vitre se confondant avec le ciel
je ne suis pas ce graffiti d'une énorme tête bleue noire hurlante déformée sur cette palissade de parking
je ne suis pas ce vélo rouillé orange abandonné dans l'herbe
je ne suis pas l'une de tes sensations préférées : la calme fraîcheur d'un matin d'été pieds dans l'herbe
je ne suis pas cette odeur de pneu crissant sur le gravier
je ne suis pas ce lézard glissant par secousses sur le sable brûlant
je ne suis pas au dessus de la mer cette pleine lune zébrée de fêlures après la dévastation nocturne de l'orage
je ne suis pas ce visage posé sur ton ventre
je ne suis pas ce chemin de rocailles saturé de menthe de thym envahi de grillons
je ne suis pas cette ligne d'encre fine entamant la page d'une graphie féline
je ne suis pas ce nageur aux mouvements parfait glissant presque à la surface de la mer à peine ondulante
je ne suis pas ce regard du chat sur le toit
je ne suis pas ce couteau rouillé dans l'évier
je ne suis pas cette vitre brisée jamais réparée
je ne suis pas cette ampoule recouverte de papillons affolés
je ne suis pas cet immeuble s'écroulant auréolé de poussière blanche
je ne suis pas cette indicible mélancolie qui voile ton regard lorsque tu écoutes My favorite things
je ne suis pas ce grain de beauté sous ton sein gauche
je ne suis pas cette photographie de cette fenêtre comme suspendue dans une pièce vide
je ne suis pas cette silhouette gracile la tête dans les bras affaissée sur la table de la cuisine
je ne suis pas cette voix qui te murmurait tout cela
je ne suis pas là