Le dépôt
37) Direction critique XXXIV - Direction critique XVII
Depuis bientôt 9 ans le professeur Constantin Pricop publie une fois par mois un article de critique littéraire dans la revue roumaine https://exprescultural.ro/ dont il est rédacteur en chef. Ces articles sont l'oeuvre d'une vie de chercheur en littérature. Ici, dans les traductions en cours effectuées par G&J sont présentés deux articles choisis. Le premier article porte sur une étude approfondie des avant-gardes littéraires historiques, le deuxième sur l'analyse méticuleuse d'un certain caractère roumain.
G&J
Direction critique XXXIV - Expres cultural - Mai 2020
Les travaux d'éminents sociologues tels qu'Ulrich Beck ou Anthony Giddens mériteraient d'être connus, et pas seulement parce que nous sommes actuellement en pleine pandémie. En réalité, nous vivons en permanence dans une société du risque. Le risque, l'imprévisible, l'incontrôlable sont toujours présents dans notre vie, qu'ils se manifestent dans la vie sociale, économique, dans les changements climatiques, dans le domaine de la santé publique... Ou dans le domaine culturel. L'action des avant-gardes s'inscrit dans une succession inévitable d'événements, qui comprend également la tendance irrépressible à connaître, à dépasser l'ancien, la routine, à créer quelque chose de nouveau. À changer, à renoncer et à chercher. Et d'accepter la possibilité de tels événements liés à la tendance au refus, à la rupture, au changement radical. On peut chercher dans l'histoire un moment où apparaît la conscience des possibilités et de la nécessité de dépasser radicalement ce qui a été, d'avancer vers autre chose. Vers quelque chose d'inconnu. Était-ce l'esprit des hordes nomades, qui se dirigeaient toujours vers des lieux et des peuples inconnus, dans une fuite brutale vers l'inconnu ? Quoi qu'il en soit, la civilisation commence là où les communautés se stabilisent, construisent leurs traditions, les respectent, se développent entre les murs de croyances et de coutumes qui les protègent et les limitent en même temps. Mais les anciennes tendances ne disparaissent pas. Les affrontements entre groupes, entre pays, entre alliances, les conflits de toutes sortes, les guerres, les conquêtes, les destructions coagulent ces impulsions. Dans les milieux « civilisés », elles se subliment dans le besoin de nouveauté, d'originalité, de bouleversement des routines. C'est dans cette ligne d'évolution que s'est développée la modernité, longuement théorisée, sans doute à juste titre, par les philosophes. L'avant-garde artistique du XXe siècle, qui a rayonné dans de nombreux domaines de la vie sociale, n'est pas apparue de nulle part, ce n'est pas un phénomène spontané. Elle couvre toutefois un moment historique, et ses répercussions se font sentir jusqu'à aujourd'hui. L'avant-garde historique, comme il convient de l'appeler, apparaît à un moment de relative stabilité, enivrée par l'idée de progrès, par la croyance utopique que tout évolue vers le mieux... La négation d'un tel équilibre éclate au milieu d'une illusion de progrès constant ; dans la société capitaliste en expansion apparaissent les poètes... maudits, le désir d'épater le... bourgeois, l'agression contre la coquille dans laquelle tentait de se consolider un art littéraire resté serein et exsangue. L'apparition de la contestation radicale est concertée avec les autres mouvements qui violent le siècle - le machinisme et l'explosion des industries, les automobiles, la vitesse, les gratte-ciel, les ascenseurs, etc. (tout cela alimente la révolution essentielle des futuristes) et coïncide avec l'explosion de tensions de toutes sortes déclenchées après une expansion fructueuse des nationalismes - la Première Guerre mondiale, un abattoir qui n'épuise pas les tensions qui vont bientôt éclater à nouveau dans le deuxième carnage mondial... Les révolutions sociales qui bouleversent pendant plusieurs décennies un ordre apparemment stable... Ce n'est pas un hasard si tout cela coïncide avec les premières manifestations énergiques des avant-gardes historiques dans les arts.
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Du point de vue actuel, les révoltes artistiques se sont cristallisées autour de quelques mouvements aujourd'hui remis en question par les spécialistes : le futurisme, le cubisme, le dadaïsme, l'expressionnisme, le surréalisme... Mais le phénomène était beaucoup plus large, plus diffus, se manifestant au-delà des quelques programmes plus ou moins clairs que nous attribuons aujourd'hui à ces tendances bien connues. Dans un ouvrage consacré au surréalisme (La constellation surréaliste), Alain et Odette Virmaux passent en revue la profusion des mouvements qui ont précédé et suivi la Première Guerre mondiale, précurseurs du dadaïsme, du surréalisme, etc. Intégralisme, impulsionnisme, dynamisme, dramatisme, synchronisme, synoptisme, constructivisme... (et l'on pourrait continuer ainsi) sont autant de mouvements qui apparaissent dans l'espace culturel français. Dans les autres cultures occidentales, le phénomène revêt une ampleur et une diversité similaires. Il ne s'agit pas seulement des groupes d'avant-garde reconnus. Des idées similaires se propagent également dans des écoles éphémères que seuls les érudits du phénomène connaissent. Il convient de noter une tendance générale, une tempête de changements qui bouleverse la vie sociale, y compris dans le domaine des arts.
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Le futurisme, le dadaïsme, l'expressionnisme et le surréalisme (et plus encore pour les arts plastiques et le cubisme) sont les mouvements mis en avant par l'histoire consacrée. Pour en avoir une image édifiante, il faut, comme nous l'avons vu, commencer par les tendances qui les animent, antérieures à l'apparition des mouvements proprement dits. Ceux qui s'intéressent ponctuellement à l'avant-garde sautent sans scrupule ce qui constituerait une préhistoire des avant-gardes et se construisent une histoire strictement fonctionnelle, composée exclusivement de données liées aux manifestations ponctuelles des avant-gardes. Mais, comme dans le cas de l'histoire générale, le simple inventaire des informations conduit dans de nombreux cas à l'imposition d'un nouvel objet, soumis aux débats des spécialistes, avec un accent mis sur l'accumulation de détails, la mise en évidence de données circonstancielles, etc. - des éléments qui deviennent eux-mêmes objets d'étude, s'éloignant complètement, souvent au détriment de l'esprit même du phénomène dont on part... On crée ainsi un objet mis à la disposition des commentateurs qui devient, en fin de compte, une réalité parallèle, un sujet qui côtoie le plus souvent ce qui est censé être discuté, mais qui ne semble dédié à l'objet du débat qu'à première vue. Il existe également des circonstances particulières, comme celle de l'évocation des avant-gardes dans la poésie - le cas de Valery Oisteanu, qui se révèle d'ailleurs dans le volume récemment publié en roumain (Valery Oisteanu/ Dialoguri de la Suprarealism la Zen Dada/ interviu-colaj cu Doru Ionescu (Dialogues du surréalisme au Zen Dada / interview-collage avec Doru Ionescu, mais l'esprit d'avant-garde reste étranger à la plupart des commentaires critiques et des reconstitutions historico-littéraires... En général, lorsque nous parlons d'avant-garde, nous découvrons un certain nombre d'informations documentaires - et très peu ou rien sur l'esprit de ces mouvements, sur ce qui est plus important que la simple information historique.
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Et, bien sûr, la question légitime qui se pose alors est celle de la possibilité de la poursuite, aujourd'hui, des avant-gardes.
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Telles étaient les questions que se posaient, après le milieu du XXe siècle, ceux qui voulaient être les continuateurs des avant-gardes historiques. Le plus souvent sans aucune intention de clarifier ce que pourraient être les avant-gardes aujourd'hui. Des éléments de l'expressionnisme, du surréalisme, du cubisme ont souvent été intégrés dans notre culture actuelle, sans que les bénéficiaires contemporains en soient conscients. Mais il ne s'agit pas ici de cette assimilation d'éléments, mais de la possibilité de faire revivre l'ethos avant-gardiste d'il y a un siècle !
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L'une des réflexions sérieuses sur le sort de l'avant-garde après l'avant-garde historique appartient au groupe italien « i novissimi » (les nouveaux), qui a examiné avec le plus grand sérieux la possibilité de poursuivre les avant-gardes historiques et de renouer avec leur esprit. Il ne s'agissait pas d'un groupe homogène d'écrivains, et leurs évolutions divergentes les ont éloignés, au fil du temps, des débuts avant-gardistes. Mais les idées d'Angelo Guglielmi, Edoardo Sanguineti, Umberto Eco, Alfredo Giuliani et des autres méritent d'être mentionnées et devraient réveiller tout esprit qui se sent aujourd'hui avant-gardiste. Angelo Guglielmi exprime un point de vue significatif dans Avanguardia e sperimentalismo (1963). La nouvelle avant-garde ne pouvait plus reproduire les actions de l'avant-garde historique. La chance de la poursuivre dans son esprit devait être l'action dans le langage. Cette action aurait été possible au début de la seconde moitié du XXe siècle. Il ne pouvait plus s'agir des attitudes destructrices du début du siècle, mais de tout autre chose... Les conséquences de l'impact de l'avant-garde sont bien sûr plus complexes et les choses commencent à évoluer différemment avec l'apparition du postmodernisme (lui aussi dépassé depuis) aux États-Unis et tout ce qui en a découlé.
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Que reste-t-il finalement de l'esprit des révolutions artistiques d'il y a un siècle ? Il reste quelques éléments essentiels qui définissent encore aujourd'hui l'art. Car les révolutions littéraires, plastiques, etc. proclamées à l'époque ne se sont pas seulement opposées à un art considéré comme dépassé et opportuniste, elles ont aussi construit. Elles ont marqué une chose qui a également été soulignée dans les réflexions de leurs successeurs du Gruppo 63 : l'art ne peut être conformiste, il ne peut répéter des expériences consommées. Et il ne s'agit pas seulement de dépasser un art définitivement obsolète, traditionaliste, mais aussi ce qui devient aujourd'hui, à très court terme, dépassé. Nous avons suffisamment d'exemples à portée de main dans notre espace littéraire, où sont ressassées à l'infini des formules qui semblaient, il y a dix ou vingt ans, d'une actualité brûlante, mises en circulation par le soi-disant postmodernisme... roumain, apparu chez nous avec un retard d'environ deux décennies : les poèmes prosaïques, ampoulés, prétendument... modernes/postmodernes. On voit tout de suite où il s'agit d'expériences authentiques, strictement personnelles, et où il s'agit de modernité/postmodernité imitée à l'excès. De l'avant-garde historique, il reste d'actualité la révolte générale contre l'inertie, les lieux communs, quelle que soit leur provenance. La révolte contre les lieux communs devrait être le mouvement qui certifie tout talent authentique. On constate cependant que la manière instinctive de répéter, le choix de voies apparemment sûres, sans risque, reviennent périodiquement... Dans les milieux littéraires moins évolués, les modèles copiés sont encore longtemps après leur consécration considérés comme étant, voyez-vous, on ne peut plus modernes... Certes, l'héritage conceptuel des avant-gardes est contradictoire et polémique, chaque groupe essayant de se démarquer des autres. Il existe toutefois quelques orientations générales qui ne peuvent être négligées. Les avant-gardes ont été les premiers mouvements littéraires véritablement internationaux, qui ne se sont plus développés à l'intérieur des frontières, mais comme un phénomène mondial. Bien sûr, auparavant déjà, les grands courants littéraires devenaient universels, ils étaient repris et adoptés dans de nombreuses littératures. Cette fois-ci, il y a eu une participation multinationale synchronisée à l'offensive générale de l'avant-garde. L'évolution des avant-gardes historiques montre que chaque mouvement important connaît deux étapes. D'une manière générale, les avant-gardes sont considérées comme ayant des actions destructrices, leur principale action étant, selon l'opinion courante, la destruction de la littérature existante jusqu'alors. En réalité, tous les mouvements ont proposé quelque chose à la place des réalités contestées. Le futurisme a introduit dans la poésie le quotidien moderne, mécanisé, la vitesse et d'autres caractéristiques du nouveau siècle. Les expressionnistes ajoutent l'importance du grotesque, de l'expressivité excessive. Le surréalisme propose l'écriture automatique, la libération, dans l'acte de création, de l'inconscient et tous les autres éléments bien connus. Le Grand Jeu va, toujours dans la lignée surréaliste, vers le mysticisme et les expériences extatiques. Le cubisme remplace la reproduction photographique par la réduction à des lignes géométriques, il construit l'objet en même temps qu'il le restitue... Le dadaïsme se concentre bien sûr sur l'état pur de la négation. Il ne démolit pas au nom de quelque chose. Ce qui est vieux, usé, nous disent les dadaïstes, doit être détruit... La place de ce courant reste toujours au cœur des mouvements d'avant-garde.
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Que nous obligent encore à comprendre les avant-gardes ? Qu'aucune formule n'est définitive, qu'aucune n'est parfaite, que les tendances qui semblent à un moment donné bien établies, stables, peuvent s'évanouir du jour au lendemain, tomber du jour au lendemain dans la vétusté, voire dans le ridicule. Les avant-gardes tirent la sonnette d'alarme sur ce que peuvent signifier le risque et l'aventure dans l'art. Après ces enseignements tirés des mouvements d'il y a un siècle, nous pouvons nous demander, avec plus de recul, où se trouve la poésie pratiquée avec diligence et bruit dans nos contrées bucoliques. L'avant-garde historique a profondément affecté les critères d'appréciation et la manière de valoriser les œuvres d'art. Et même si, à ses débuts, elle s'est manifestée à travers des programmes et des groupes militants, elle a décrit, au fond, la seule voie d'accès à l'art véritable : l'individualité prononcée, la recherche personnelle, le refus du lieu commun - même si hier, ce lieu commun semblait être la dernière tendance... L'art se muséifie, disait Edoardo Sanguineti, et devient un bien... commercial, et là où il n'y a pas de personnalité forte et bien individualisée, il ne peut s'agir que de commerce de pacotille. Les mouvements artistiques révolutionnaires du début du XXe siècle continuent d'attirer l'attention sur la fragilité des systèmes de valeurs dans l'art, qui ne sont pas définitifs, de nouvelles perspectives, de nouveaux groupes de pression, de nouveaux critères pouvant à tout moment balayer tout ce qui était jusqu'alors au premier plan. Seuls ceux qui prennent des risques, ceux qui sont prêts à se lancer dans l'inconnu - et qui, il est vrai, peuvent tout aussi bien sombrer dans l'anonymat - peuvent obtenir la consécration... Ceux qui sont prêts à penser par eux-mêmes, à méditer, à chercher... C'est un exemple de courage et une incitation pour ceux qui luttent contre les moulins à vent de l'inertie. Artistique...
Direction critique XVII - Juillet août 2018
Après avoir exposé les difficultés qui se posent pour établir une formule psychologique de la nation roumaine, Ralea présente les conclusions de ses observations. Comme dans le cas de Rădulescu-Motru, évoqué dans l'une des interventions précédentes, celles-ci sont énumérées sans aucune concession. Une chose est évidente : tous ceux qui se sont penchés avec sérieux et pertinence sur la situation de la Roumanie ont profité de l'occasion pour affirmer des choses exactes, en cherchant éventuellement les racines de certains états de fait, et non pour se vanter de qualités mirobolantes, de supériorité par rapport à tous les autres, sur les qualités inédites que nous aurions et que les étrangers hostiles ne nous reconnaissent pas, etc. De telles affirmations incontrôlées n'ont été prononcées que par de faux... patriotes. Enfin, quelles sont les caractéristiques que révèle l'étude considérée chez les Roumains ? Pour définir la mentalité roumaine, l'auteur précise d'abord deux types de mentalité contradictoires, entre lesquelles celle-ci se situerait : la civilisation occidentale et la civilisation orientale. La manière d'être des Roumains se situerait quelque part entre ces deux façons de percevoir le monde. Ils ne sont pas résignés comme les Orientaux, mais ils n'atteignent pas non plus la volonté constructive et le pragmatisme des Occidentaux. Ils ont l'esprit d'initiative, mais ils sont aussi paresseux. Contrairement aux Orientaux, ils ont la capacité de percevoir rapidement le changement, de s'adapter à la nouvelle situation, mais ils manquent de discipline, de résistance à l'effort prolongé, d'insistance pour atteindre jusqu'au bout les objectifs qu'ils se sont fixés – qualités propres aux Occidentaux. La caractéristique déterminante des Roumains serait leur adaptabilité. D'où le caractère transactionnel de leur personnalité. Dans les épreuves de la vie, le Roumain choisit la voie de la transaction, s'adaptant ainsi à tout, y compris à l'injustice et à la malhonnêteté. La « transaction » apparaît également dans les relations morales. D'ailleurs, certaines caractéristiques ont une origine différente de celle que nous considérons comme logique. Si le Roumain est plutôt indulgent, cela ne découle pas d'une compréhension supérieure, mais d'un déficit. Il n'a pas la capacité de persévérer – pas même dans la haine –, ce qui est visible dans le fait qu'il n'existe chez nous aucune inimitié qui dure de génération en génération. Dans l'espace mythique roumain, un drame tel que Roméo et Juliette serait impossible. La tolérance des autochtones vient du scepticisme, du manque de confiance, du manque d'implication. Leur capacité d'adaptation extrêmement développée leur permet de se sentir toujours et immédiatement chez eux, qu'ils se trouvent à l'étranger ou qu'ils soient paysans de naissance et aient déménagé en ville. Le paysan roumain quitte son village sans en faire tout un drame. Sur le plan psychologique, la capacité d'adaptation rapide suppose un instinct sûr et de l'intelligence. Le Roumain, dit Ralea, est avant tout intelligent – et il précise : il s'agit d'une intelligence vive et limpide. (De l'esprit, donc, pour être plus précis...) Le mysticisme et le flou dans la pensée lui sont étrangers. Il ne s'agit pas d'une intelligence trop riche en imagination, ni trop abstraite, mais d'une intelligence immédiate, pleine de clarté et fondée sur le bon sens. En tant que tel, le Roumain n'accepte pas les exagérations. Il traite toute inadéquation avec un sens critique développé, exprimé par une ironie spécifique – la moquerie (il conviendrait toutefois d'apporter certaines précisions sur la moquerie, que j'ai exprimées à une autre occasion). Ces traits ont été observés, dans Personalitatea literaturii române (La personnalité de la littérature roumaine), par l'un des meilleurs connaisseurs de celle-ci, Constantin Ciopraga, qui affirmait que notre littérature ne connaît pas le tragique. L'intelligence caractéristique du Roumain exclut surtout la naïveté, ce qui a conduit Ralea à affirmer que le Roumain n'est jamais candide. Il est réaliste, toujours attentif au présent immédiat, ce qui le conduit au scepticisme. Il ne croit pas beaucoup en la bonté des hommes et n'a pas une conception idyllique et sentimentale de la vie. Il est plutôt méfiant, soupçonneux, ce qui est immédiatement perceptible chez le paysan d'autrefois. Et l'explication passe de l'hypothétique « inné » au social : cette attitude découle des expériences malheureuses vécues par les Roumains de génération en génération. Une structure intellectuelle dépourvue de naïveté et de capacité à se faire des illusions exclut, selon Ralea, le sentiment religieux. Chez nous, la superstition, la religion naturaliste ou fétichiste seraient plus fortes que la religion fondée sur la vénération, l'adoration, la communication mystique avec le Tout, comme c'est le cas chez les chrétiens occidentaux. Conclusion ? Les principales caractéristiques du Roumain seraient donc celles qui favorisent l'adaptabilité. Son sens de l'observation est évident (il se remarque dans les anecdotes, les proverbes, la littérature cultivée – dans tous ces domaines, on remarque immédiatement non seulement les défauts physiques et moraux d'une personne, mais aussi les situations ambiguës, délicates, etc.). Autres qualités : une compréhension exacte et rapide. Dans la vie affective, il s'agit davantage de sentimentalisme et d'émotivité que de passion profonde. La volonté du Roumain n'est généralement pas très forte, son éducation n'est pas toujours aussi solide que celle des Occidentaux (rappelons-nous le modèle Cantemir de Noica : le Roumain sait tout faire, mais rien à fond) ; cependant, il ne connaît pas l'apathie et l'apathie de l'Orient. Le Roumain travaille surtout par à-coups, il est parfois capable de grands efforts, d'autres fois il ne fait rien pendant des semaines et des mois. Il lui manque donc les traits qui nuiraient à l'adaptabilité : une imagination riche et une vie intérieure intense. Son imagination ne lui procure pas de visions absurdes, accablantes, sa vie intérieure n'est pas peuplée de problèmes spirituels obsessionnels. Le Roumain est plutôt direct, se manifestant dans l'action, pas dans la rêverie. Ces traits expliqueraient d'ailleurs la résistance des Roumains face aux vicissitudes de l'histoire. Grâce à son adaptabilité, il a survécu à des temps difficiles ; dans des circonstances désastreuses, il a même simulé la mort, comme le font certains animaux pour tromper leurs ennemis. Il s'agirait évidemment de la mort en tant que nation – un sujet qui a également animé d'autres commentateurs de l'entre-deux-guerres – rappelons-nous les discussions autour de la « sortie de l'histoire ». Les conclusions de Ralea sont plausibles et d'autres observateurs avisés qui ont suivi les manifestations de la collectivité autochtone au fil du temps ont probablement tiré des conclusions similaires. Des traits si... caractéristiques sont difficiles à camoufler. Ce qui est remis en question, c'est autre chose. Ralea – et d'autres à cette époque – était convaincu que la nation pouvait être représentée comme une entité homogène, une sorte d'être supérieur, avec des traits définissables. Un point de départ facile à démanteler. Cette approche est caractéristique des périodes où la nation était devenue le seul repère de l'existence humaine. Une façon de voir les choses qui a abouti à deux cataclysmes pour l'humanité. Une telle approche n'est plus défendable aujourd'hui. Ceux qui composent une nation sont loin d'avoir des traits communs... innés. Les études génétiques mettent en évidence les « combinaisons » ethniques. Et la diversité des caractères et des personnalités au sein d'une nation est difficile à contester. D'autre part, il est vrai, par exemple, que les Roumains sont souvent adaptables. Il est toutefois déplacé d'attribuer une telle caractéristique à la race... Comme nous l'avons déjà montré, nous pouvons voir ici le résultat de conditions de vie, de particularités sociales qui déterminent un environnement, un type d'éducation, un mode de vie, le résultat d'une évolution collective dans un espace géographique et historique concret. Les Roumains « de qualité » qui se sont détachés de cet environnement ont adopté le mode de vie des personnes vivant dans les pays occidentaux où ils se sont installés et sont devenus des citoyens honorables de ces pays. D'autre part, qui pourrait nous convaincre que d'autres peuples, placés dans des situations similaires, ne seraient pas tout aussi... adaptables ?
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D'autres traits esquissés par Ralea – issus du milieu de formation, de l'éducation, de la mentalité commune – peuvent être reconnus dans la réalité récente. La Roumanie compte actuellement le plus grand nombre de citoyens en Europe qui partent vers d'autres pays – principalement européens, mais pas uniquement. Bien sûr, le critère économique est essentiel. Mais nombreux sont ceux qui préfèrent partir alors qu'ils pourraient vivre confortablement ici. Ce qu'ils ne supportent plus, ce sont les relations sociales, le type de société qui s'est installé en Roumanie. Ils ne se battent pas (ou ne se battent plus) pour changer ce type de société – ils préfèrent s'intégrer dans des sociétés évoluées, où ils se sentent immédiatement respectés, traités comme il se doit. Les Roumains instruits et civilisés sont, comme je l'ai déjà mentionné, compatibles avec les structures sociales bien établies en Occident. Il convient également de préciser en quoi consiste cette adaptabilité (je fais ici référence à l'intégration dans une autre société). Il y a bien sûr le besoin de vivre mieux, mais cette vie meilleure s'inscrit dans une catégorie plus large qui représente une adaptation culturelle aux valeurs européennes. L'individu est perçu et valorisé différemment dans ces structures. Le besoin de vivre selon les mêmes valeurs européennes signifie plus que le simple fait d'avoir plus d'argent. Vers le milieu du XIXe siècle, la société roumaine adopte les valeurs occidentales, des changements essentiels se produisent en très peu de temps, on passe d'un mode de vie oriental, rejeté par le monde civilisé, à ce qui était devenu culture occidentale. La mutation a été rapide, spectaculaire, mais, comme tout ce qui est rapide dans le domaine des structures sociales profondes, incomplète et avec des effets pervers. La « brûlure des étapes », tant louée par certains, n'est pas, comme nous l'avons déjà montré, sans conséquences. Les étapes brûlées sont des étapes manquantes, et leur absence apparaît avec toute son éloquence. Les contradictions entre le nouveau mode de vie et les « vestiges » de la pensée médiévale ne peuvent être cachées, même si certains pensent que cela peut être ignoré. Toutes ces contradictions n'ont pas pu être surmontées, même aujourd'hui. Elles restent profondément ancrées dans la société roumaine. En surface, tout semble comme dans n'importe quel pays européen développé. En surface, on a l'impression que la méritocratie a été mise en place, par exemple. En réalité, cet état de fait n'est qu'une façade. Dans les entreprises privées, on recherche effectivement les meilleurs éléments, car il s'agit de rendement, de profit. Dans le secteur public, ceux qui détiennent le pouvoir distribuent les postes de manière discrétionnaire, selon le principe du copinage et de la fidélité au clan. Il y a tant de jeunes bien formés, et pourtant, aux postes importants de l'État, on trouve des analphabètes, des incompétents, des voleurs, des gens des services secrets... Face à ces contradictions visibles pour tous, deux attitudes sont possibles. Soit les masquer sous une sorte de patriotisme malsain, mal compris, qui va parfois jusqu'à prétendre que des défauts évidents seraient en fait... des qualités. La formule « nous avons aussi nos gens, pourquoi nous humilier devant les autres, les étrangers, etc. » est largement utilisée – en revanche, « nous choisissons x, car il est vraiment compétent, intelligent, créatif, éduqué, même s'il n'est pas apparenté à y, n'est pas l'homme de z et ne fait pas « partie des services » n'est qu'une expression très rarement entendue en Roumanie. L'autre attitude serait de reconnaître honnêtement les graves lacunes qui minent notre vie publique et de les corriger dès qu'elles apparaissent. Une attitude critique que ceux qui sont conscients de ce qui se passe autour d'eux peuvent mettre à profit en cherchant à redresser ce qui doit l'être, en corrigeant avant tout les anomalies. Les partisans de l'attitude « patriotique » condamnent ces derniers en les considérant comme « les ennemis de la nation », « les destructeurs de... », etc. En réalité, ce n'est que de cette manière, par une critique féroce et continue, que la normalité pourrait être maintenue et la santé morale de la nation assurée. Dans les conditions spécifiques dans lesquelles nous nous trouvons depuis l'entrée de la Roumanie sur la voie de l'européanisation, cette orientation critique devient essentielle pour maintenir le projet que nous poursuivons, pour le meilleur ou pour le pire, encore aujourd'hui. Telle est l'orientation critique.