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Le dépôt

AUTEUR-E-S - Index I

8 - Jean-François Bardeligne

240201 - LE FAÎTE DE BOIRE

Trois textes gris et livrés de même

Un lieu gardé secret


« Les vins au verre, on sait jamais depuis quand la bouteille est ouverte », Alexis R, sommelier


Loudon Wainwright the third, DRINKING SONG


JOUR 1

Tant que vous êtes en bas et puis à suer de la gueule, nous autres enseignons aux lycées français de l’étranger dans des pays où le salaire médian ne couvrirait pas nos frais de bouche. On nous envoie dans des capitales, pour des formations toutes payées. Ceux d’entre nous qui se rappellent le chômage, la larbinerie ou l’intérim planent encore plus fort que les autres. J’allais dans le resto indiqué par la réceptionniste et on m’asseyait à une table, juste à côté d’un groupe raide beurré de collègues de l’antenne locale. Je ne les connaissais point mais on entendait qu’ils étaient du métier alors je me présentai pour ne pas faire l’espion et nous bûmes de concert.


JOUR 2

Sur la terrasse, des anciens beaux-bosses fument en tremblotant. Il ne fait pas froid mais ils combattent l’autre hiver. Celui des flacons et des copains qui insistaient avec des sourires les bâtards, puis qui se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. On n’a plus de nouvelles.

Je leur regarde les lèvres qui font des playbacks en Allemand. Se pointe la serveuse, frange mais pro et plutôt chouette, je lui dis que je voudrais bien du rouge alors elle m’explique les vins aux verres et comme il n’y en pas si tant, je lui fais comme ça : “I am gonna try them all”. et avec des dumplings tyroliens. Un grand, forcément blond, me pique les toilettes, je vais dans les all gender, je me sens bien dans cette ville où l’on peut se choisir. Avec chaque verre de vin, on m’amène un verre d’eau. Je n’y touche pas, ils sont intacts, alignés là comme des vrais jumeaux, boulier morbide qui scande un monde parallèle ou j’aurais bu de l’evian. Le chevelu dont je me gaussais d’avance parce qu’il dépiaulait une guitare, est un génie et je ne veux plus partir. Alors je commande tant de plats que le chef me prend pour un gars du Michelin, le vient me servir lui même, dit. Le fait de boire tout ça, le fait de boire.


JOUR 3

Ai fini par sympathiser et la collègue prend le même vol. À l’aéroport où ce qu’il y a des bars jusque ras l’avion, elle rerecommande encore une énième « moitié de bière » alors que les gens se lèvent pour embarquer. On boit culs secs et rassurés, en somme d’avoir retrouvé quelqu’un de compétent car finalement dans notre groupe de travail, on s’était sentis drôles genre tintin au pays des gouines rouges. Les collègues prenaient des limonades et disaient qu’elles piquaient de trop, ça m’avait forcé la veille de partir après deux bières pour ne pas écoper d’une réputation. En descendant de l’avion, le mari de la collègue est venu la chercher, il lui a amené une canette de bière.