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Note 7 - Jérome Fortin, La chimère du bien et du mal - Jean-Michel Maubert , L'image est mémoire - Jérôme Fortin , Bananophobie.

La chimère du bien et du mal

 

Selon Hannah Arendt, une des caractéristiques du totalitarisme - à la différence d'une bête et méchante dictature kaki - est de vouloir faire mousser son savon idéologique dans les moindres replis du monde phénoménal et nouménal. Un dictateur plus humble, d'une mégalomanie plus humaine, un héritier blond par exemple, saura s'accommoder d'un brin d'hypocrisie; un lavage de cerveau en cycle économique lui suffira. Le maniaque totalitaire, en revanche, souhaite une lessive plus blanche que blanche, soigneusement pliée et repassée. Il rêve de conscrits dressés, de troupiers opiniâtres, de fine ingénierie sociale. Le parfum toxique de ce qu'il croit être le Bien et la Vertu (car un régime totalitaire est toujours 'vertueux') devra être imprégné partout; il s'agit donc bien d'un projet global, une enclosure totale de l'individu, tant physique que psychologique. C'est comme vivre dans la tête d'un fou.

 

Or, on le sait, c'est devenu un lieu commun pour les conservateurs que d'accuser les 'progressistes' de totalitarisme (plus ou moins soft selon la véhémence du commentateur). Pourtant, l'analyse des récentes et saignantes blessures de notre société ne saurait, dans sa conjoncture actuelle, leur donner tout à fait tort. Il s'agit plus de rapports d'outillage entre une majorité avantagée dans les suffrages - d'un motif commun - que d'un attribut propre à l'une ou l'autre de ces armées de troglodytes. Les conservateurs au pouvoir seraient tout autant péremptoires que les progressistes dans leur palais; ça ne prend pas un gros ordinateur pour comprendre ça. Mais que le progressisme mondialisé soit devenu une nouvelle forme de bigoterie, cela ne fait maintenant plus aucun doute ; même le plus melliflue des bobos, dans la brume de ses bonnes intentions, dans la vapeur de son composte, ne peux plus le nier. Il faut essayer de garder un peu de proportion entre ce qu'on vous raconte sur les plateaux de télévision et ce qu'on constate dans les parenthèses de nos vies.

 

Pour les petits bonhommes comme moi qui, d'une météorologie bienveillante, ont toujours plutôt penché vers la gauche et eu confiance envers ce qu'on nomme, avec une certaine ostentation, le Progrès, cela posera peut-être quelques questions existentielles. La mince pellicule sur laquelle s'inscrivait notre consensuelle réalité soudain déchirée sur toute sa longueur. Quoi? Des études de grandes universités censurées pour manque d'orthodoxie avec la nouvelle doxa ? Quoi? L'affiche du beau temps délibérément trafiquée au nom d'impérieux et sages motifs que le commun des mortels ne saurait comprendre ? C'était notre devoir que de réviser ainsi le réel, nous diront ces rationalistes du Progrès, ces décideurs de Vérité, ces apôtres patentés de l'apocalypse. Les dégâts sont considérables déjà.

 

Il y a-t-il encore espoir? Il y a-t-il seulement déjà eu consonance entre ce nous informent nos sens et les bulletins d'information de vingt heures? Sommes-nous condamnés à vivre pour toujours dans une sorte d'holorime programmée par une coalition d'ébrécheurs de pyramides, stupide et dangereuse, une dynastie trop inepte pour comprendre ses propres dérives? Il ne s'agit même pas d'un complot satanique; qu'ils aient des mœurs criminels, ces milliardaires de Davos, ne serait finalement qu'anecdotique dans ce plus vaste propos. Fondamentalement, il s'agit d'une large et béante déhiscence de la démocratie occidentale, peu banale mais trop facilement acceptée par ceux qui croient encore, naïvement, leurs valeurs promues par ces puissants. Comme quoi l'approbation de la dérive totalitaire d'une société variera selon son angle d'inclination, n'est-ce pas admirable?

 

Cette chimère rappelle celle des Pères Pèlerins du Mayflower, qui croyaient que la connaissance du bien et sa propagation, via le prosélytisme ou la force, allait vaincre le Mal, sa source et ses émissaires. Melville a trop bien dépeint, dans Moby Dick, cette grande tragédie du peuple américain. On aurait envie de le relire mais il est tellement gros, ce livre, qu'on hésite à le faire. On le regarde prendre la poussière dans sa bibliothèque BILLY de 2010.

 

Le Mal, en somme, est insécable du Bien. Il vaudrait peut-être accepter cette triste réalité avant de canceller l'ensemble des écrivains, peintres, cinéastes, musiciens, savants et philosophes engendrés par cette humanité si inexacte, grouillante de vipères, de haine et de vices.

 

Inversement, le Bien est insécable du Mal - et on a même vu, parfois, des cis hommes blancs férus de chasse et du Playboy magazine faire de longs détours pour secourir des petites vieilles aux marchettes vermoulues sur des boulevards bleus encombrés d'autobus hystériques.

 

Quoiqu'il en soit, il est inutile d'en dire davantage. Je me tairai donc.

 

Quelque part dans les arcanes du ciel, la comète de Halley glisse sur sa bave, aucunement pressée de revisiter notre constellation compliquée.

 

Bonne nuit.



Jérôme Fortin



L'image est mémoire

par Jean-Michel Maubert



Jean-Michel Maubert




Bananophobie


Dans cette république bananière dirigée par le Roi Pompon (on parle volontiers d'une monarchie républicaine), une inquiétante simagrée fit son apparition parmi la population que l'on croyait pourtant bien asséchée sur le plan cérébral. La dictature démocratique du Roi Pompon, tel le sucre dans l'eau ou la crossette dans le feu, présenterait-elle les premiers signes d'une inquiétante érosion? Une petite cuillère agitatrice, quelque part, avait-elle provoqué de dangereux et imprévisibles remous? Ce soudain dégoût pour les bananes, qu'on nomma vite 'bananophobie', devait de toute urgence être jugulé afin d'éviter un effondrement définitif du gouvernement démocratique. Pourtant relatif - car on continuait quand même d'en manger, mais moins - cette bananophobie nécessitait des mesures drastiques de rééducation populaire. La stratégie initiale du roi pour assujettir son peuple (une simple et brutale démocratie policière) leur apparut, à lui et ses larbins, soudain insuffisante. À l'ère de l'information en continue peut-être que la Science valait mieux, pour formater les esprits, que les coups de matraque sur l'encéphale? Ainsi, plutôt que d'assommer les gueux sur la place publique, on engagea des nutritionnistes dociles pour vanter les bienfaits de la banane et de ses nombreuses vitamines et oligo-éléments. Ainsi, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou presque, on ne parla plus que de l'importance du potassium dans la régulation des fluides et des fonctions cognitives. Il fut ainsi aisé d'établir un lien scientifique entre la bananophobie et la débilité mentale, causalité expliquée en détails par d'enthousiastes et convaincus experts sur les plateaux lumineux de la télévision nationale. Mais malgré tout cela, malgré cette propagande à peine dissimulée, la consommation de banane continua à chuter. Dans les médias alternatifs, on entendit même des voix discordantes commencer à s'élever contre le narratif officiel. Contrairement à ce que racontent les experts du gouvernement, disait-on, des bananes peu mûres, ou au contraire trop mûres, pourraient très bien être causes de constipations occlusives et de diarrhées explosives! Bien que raisonnables, ces affirmations autrefois soutenues par les nutritionnistes eux-mêmes furent désormais taxées de 'désinformations' et jugées 'bananophobes' par les scientistes du consensus établi. On observa ainsi une lente mais inexorable extension sémantique du terme 'bananophobe'. Devant initialement désigner une haine injustifiée pour un fruit jaune et oblong, le terme se mit à inclure, petit à petit, des doutes peut-être légitimes, des objections tout à fait rationnelles malgré leur manque d'orthodoxie... Ne pas apprécier les bonbons à la banane serait-il, par exemple, signe de bananophobie? Est-ce que quiconque peu enclin à porter des pantalons jaunes ne serait pas un bananophobe qui s'ignore? Ne devait-on pas, finalement, dans le but de protéger la population contre les désinformateurs, interdire tout propos jugés bananophobes? Ainsi la vente de vêtements jaunes augmenta-t-elle dans les quartiers bobos de la capitale du royaume démocratique, ainsi que celle de laxatifs et d'anti-diarrhéiques. La caste bien-pensante prit l'habitude de trimbaler, de manière ostentatoire, des caddies jaunes débordants de régimes de bananes à des stades de développement plus ou moins digestibles. Face à cette coalition du Bien, les voix critiques, craignant les représailles et la mort sociale, s'estompèrent peu à peu. L'auto-censure s'établit pour de bon dans la population apeurée. Les fous qui continuèrent à s'en prendre à la noble infrutescence terminèrent soit en prison, soit à l'asile, dans tous les cas seuls et ruinés. Peu d'entre eux nourrissent encore l'espoir que l'histoire leur donne un jour raison, tant le réel est un animal facile à piéger.  


Jérôme Fortin