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AUTEUR-E-S - Index I

8 - Jean-François Bardeligne

240107 - DERNIÈRE TRAVERSÉE DE L’EUROPE

Notes de voyage


« What I have, it’s in abundance,

is my perpetual redundance. »

Ben Harper, Learn it all again tomorrow


« Stupid fucking white men ! »

Jim Jarmush, Dead Man


Janvier 2024, pour la vingtième fois en dix ans,

je fais la route entre Saintonge et Vidzeme,

en essayant d’en comprendre exactement la distance.



PENSÉES FRONTALIÈRES

Au pays, il est une race qui trouve un goût à l’eau, le Cougna leur fait tort et il y a mes trisaïeux, en face des trous. Surprise : les photos des terres mangées ne sont pas disparpillées, au contraire. On se ressouvient la pneumoconiose de Colin, l’ardoise ! la charrette de foin de Tucduhal et comme il se fendit le crâne, ou Renoux qui s’ouvrît le ventre du nombril à la pomme d’Adam d’un coup de tronçonneuse malhabile, à cause d’une vipère qui lui avait rentré dans la botte.


DANS LE BATEAU

Au tour des transporteurs d’être transportés. Les camions dorment et eux passent des coups de fil interminables dans l’entrepont. Nous on se couche car il est tard, le haut-parleur dans la chambre annonce soudain l’ouverture du bar, puis sept heures plus tard, le service du petit-déjeuner. Émile réveillé en sursaut, remercie chaleureusement la voix et dégringole au bas de sa couche en riant. Nous le suivons au buffet.

Quelques dessins d’enfants sur un petit bureau dans l’espace jeu, les mêmes que ceux de mes élèves, des sortes de mangas mignons, des vaches avec des couronnes, des poissons avec des parapluies arc-en-ciel, plus de château, ni de pirate, ni même de maison avec la cheminée qui fume, l’écran a annulé le temps et l’espace.

Sur la télé une chanteuse asiatique androgyne, plutôt très habillée, déhanché mécanique, teint de poupée parfaitement homogène, bras fins et longs, mouvements de robot, puis une chanteuse noire, gorge perlée de sueur, cheveux humides, chorégraphie suggestive.

Des hommes larges et sanguins, avec de très gros ventres, un par table, deux parfois, mangent. Assis tout près de nous, ceux que j’appelle pour moi-même les Philippins. Un jeune mâche bouche ouverte et complètement de travers, en diagonale d’une oreille à l’autre, une saucisse breakfast. Un Russe seul se gratte le dedans de l’oreille avec un cure-dent. Il me regarde pour se faire une idée et il sent comme des fonds de bière de la veille autour d’un cendrier. Tous regardent par les fenêtres cet horizon bouleversant.


COMMENT ÇA SE PEUT ?

Une fois sorti du bateau, il fallait encore traverser la Kurzeme, la Zemgale et la Vidzeme pour rejoindre Riga. Il était juste minuit et le thermomètre indiquait -24°. La voiture n’avait jamais été aussi chargée, la carrosserie touchait presque les roues.

On emmenait : une huche à pain dans un pays de miches rondes ; tous les vingt-quatre volumes de “Tout l’Univers” tels qu’on les vendait en porte-à-porte en 1991 moins la lettre B ; des vinyles rayés de Dylan ; quatre-vingt-dix mètres de cordes de bateau bien roulés ; un soupçon de culpabilité d’habiter trop loin des mes parents pour élaguer la grande haie de laurier, changer les planches de la terrasse du bas, voir ce qui cloche avec le chauffe-eau et les effets secondaires des rayons.

Je ne reconnaissais pas les charognes au bord de la route. Les feux de croisement étaient en panne depuis l’Allemagne et les anti-brouillards sur la mort transformaient la glace en plumes de feu, en écailles d’argent, faisaient les martes et les renards en chimères.

Dans la solitude ensommeillée de l’habitacle, je paniquais un peu. Une paranoïa. Je pensais aux roulis du bateau. Je fonçais dans un tunnel et derrière les grandes parois d’obscurité, à 40° d’amplitude thermique de mon siège conducteur, je me demandais si la Courlande…

Est-ce que, parmi les anciennes bécanes atomiques des soviets, nous reposions tous les trois au fond de la Baltique ? Et plus important : depuis quand ?