Le dépôt
CHANT DU LINCEUL [poèmes extraits du recueil "Ussmëll et autres poèmes noirs"]
en nous, sœur, la terre,
graines de lin, ton souffle,
traversons ce cimetière,
l'immobile lueur
dans l'odeur des pins
un vase bleu
une araignée brisée
tu aimas la poussière des feux, les ruines, le froid de l'été
des arbres brisant la plaine où se descelle le feu
meurt l'âne, et le mauvais rêve de cette terre
la torturante puanteur des carcasses, du feu –– thorax, membres épars ;
de profondes blessures, le sang noir épais comme le lait au fond de leurs voix d'égorgés ;
au sein des nuits lourdes des mères
se retourne l'animal gris, tête brûlante à leurs pieds –– les fruits tièdes dans leur pourrissement ;
ô sœur –– l'or amer, portant les cierges ; il y avait
nos voix d'enfants, la chair à nu du cheval, les crochets s'enfonçant dans l'échine ;
à l'aube, dans le pâle crachin, nos bouches rouges, fleurs de sel ;
tu te souviens de ces longs hivers, des murs humides, de la désolation des roses,
le vase blanc près du cercueil,
et ce lierre noir envahissant le sommeil des veaux ;
au matin, entre tes mains s'écoula le souffle amer des enfants,
la moelle cancéreuse de la mère, quelques pas au dehors ––
ce visage de cire, de lacs, la boue sèche des paupières, les insectes courant sur les bras, le front muet,
les fumées se pressant contre les fenêtres ––
au pied d'une haute cheminée d'usine s'endorment des chiens noirs, lits de fleurs fanées,
l'air à une teinte de vaisselle ancestrale, du linge rêche pend aux fenêtres,
dans une autre arrière-cour s'écoule près de pâles machines de nuit
le sang d'une autre bête le sel puis le soleil creuse le canal
ne renie pas, sœur
cette lueur du chagrin,
les chaumes
et les feuilles mortes ;
tes paumes, liées par mes cendres,
araignée morte
en ton corps d'automne,
aime ce qui fut,
ronces et silence
les bêtes mâchant le jour
perpétuellement,
demeurer dans la nuit, disais-tu,
sueur et cendre –– le doux vase
fait pour le cœur –– un festin de fourmis,
là : des roses brûlées, ce chemin usant le lierre,
et, brassant en silence notre ciel noir
la mère du crucifié,
un lait si doux pour les os
l'île s'ouvrait en dedans,
comme un fruit sans vie,
des morues séchaient au soleil
les feux bruissaient au devant des vagues,
du linge mûrissait sous la lumière,
des figues sauvages dans la paume des mains,
le village s'épaississait : des toits, incrustés de sel,
des murs à l'imitation des catacombes,
il y avait des cours pierreuses
où dormaient des agneaux noirs,
les visages des petites vieilles
creusèrent la poussière du souffle ;
leurs filles répandirent maints germes en ces nuits ;
vint un temps de larmes, de roses mortes,
de têtes sans cheveux, des libellules tombèrent dans les vases –– pour elles
demeure ce rouge fané,
la sauge, la blessure d'une bête que brûle l'hiver,
tout ce qui fut pour nous,
mains jointes,
l'été, les ronces ––
à présent, oublie, sœur,
dans ce sang lourd,
la cendre et la chair
à part l'étoile de tes seins,
la lagune –– les frêles roseaux
l'antique naissance des hommes,
glaise et feu,
la pierre d'ombre pour le front,
cette terre dans laquelle fut pétrie la tête ;
pour les morts quelques mesures de nuit,
elle disait : ils n'auront pas d'enfant,
et les lémuriens rongèrent le sommeil
sortant de la terre humide
le vers lentement
s'éteint dans l'abîme noir
et meurtri
de la bouche ––
cœur, pour les cendres
gencives pourpres, mauvaise dents,
ainsi la boîte funèbre brûla comme une rose ––
tu restas une cigarette aux lèvres,
la poussière de ce pâle amour,
quelques heures sans ton châle
dans ton ventre ainsi clore mes cendres,
comme l'ombre dort
entre tes hanches –– ce flottement
de la lymphe,
un mur traverse le cerveau –– les champs
et les petits rats rongeant l'air –– cette mauvaise paille
où gémissent les bêtes, la fièvre des nuits
nos reflets pétris dans le ciel –– le vin et le linceul
l'hiver –– les bêtes blêmes et maigres
devinent ces restes de nuit au sein du feu,
il y a ce visage que parfument les ronces,
de vieilles mains tâtant le ciel écorché,
un chien aveugle courant sous la pluie ;
il y aura les noires semences du printemps,
des abeilles lentes, l'or gris des cierges,
un fragment d'obus dans le ventre
elle avait
ce menu visage de lin,
à peine aimé, des yeux de tigre
une rose obscure et maigre
dans l'arrière-cour dormait le vieux chat borgne,
de la nuit sourd un chant exsangue, jeunes cendres
écorce épaisse du visage
les rides où nichent des scarabées
la vitre boit la lumière du port,
dans les remous de la vase, le feu
les têtes armurées des oiseaux
creusant la terre couverte de cendres,
des enfants creusant la boue à mains nues
creusant la lumière –– ronces, chiffons
ce sang de coquelicots,
une mauvaise mère
arrachant à sa bouche des fleurs d'alcool ––
têtes fracassées –– de trop pâles visages,
l'âne que broie la blessure,
de vieux cierges dormaient près d'un manège immobile,
la rouille du grillage,
de hauts murs porteurs d'ombre –– l'usine
envahie de ronces
et tout le jour cette veille d'insectes et de roses mortes
la pluie brouillant les feux,
la rivière patiemment noie des arbres de métal sombre,
ô sœur, tu as vu emportée dans les eaux
la carcasse grise d'un âne aux yeux doux,
graisse tendre, le goût de son lait gris,
au chaud dans leur terrier la rate et ses ratons rongèrent l'os du chien ––
ces chemins sombres,
le Christ défiguré du calvaire –– des yeux morts, un linceul de bruyère
le lit : dernier ciel –– du sang caillé dans la gorge
passent à portée de voix les chiens noirs d'avril
le chant du grillon
la fenêtre poussiéreuse
le lait dans la bouteille –– soufflée et modelée dans ce verre épais qui te ravissait ;
il y a des chemins de terre
un rouge-gorge entre les herbes,
à peine s'est fêlé son cœur de porcelaine,
il y a du linge pendu à un fil
dans un jardin à l'abandon
un vase brisé –– ta main tomba sur le drap,
du sang à la bouche
sur la table : le couteau les écailles bleutées du poisson
le thé brun dans une tasse blanche –– épaisse immaculée,
quelques auréoles de vapeur –– une voile immobile dans le cadre de la fenêtre
la lumière, semblable à une dentelle graisseuse
le ciel déserté d'ici –– les champs inondés,
des bêtes s'enlisant dans la boue
–– cette béance
murs noirs décrépis –– des affiches décollées par les tempêtes,
la cire molle de la bougie imitait une gueule cassée,
une femme mourait dans son lit,
la veille, elle se souvint
d'une baleine échouée –– des corbeaux fuyaient les vagues,
les feux s'endormaient
dans la lumière grise de l'après-midi,
il y eut de la grêle collant au sol de jeunes oiseaux,
le canal indifférent où une péniche demeura
aphasique
un agneau égorgé –– son sang un instant fut à l'image du ciel
la plage devint noire –– au fond des intérieurs silencieux
des faces de porcelaine murmuraient, soucieuses et fades –– des fronts bombés
se penchèrent,
des rides dorées comme du miel
il y avait des enfants sur la digue
l'heure tournait sur elle-même
dans ce désastre
mur linceul –– la lune pauvre
de l'après-midi,
le front taché de sang
les maigres lumières du rêve,
à l'ombre des eaux
l'arbre devint pourpre puis se dessécha
en silence, près de ta tombe
l'étoile de sang –– sur ta peau,
le chat étranglé dans la bruyère
les feuilles tournoyant dans le vent
le vieux cheval dans l'écurie boueuse
les maisons sans feu
le bosquet où tu enterras ta chienne
l'odeur de sa mort sur tes mains
une face grêlée une vitre –– une fumée
mimant les nuages,
ce soleil indistinct, éblouissant
un jet d'acide dans le gris argenté des nuées,
la plaine où s'endorment les fous
ce rire d'agrume
poussière et vin pétris dans la lumière,
la douceur du lin,
un vent âpre ouvrant les fenêtres,
la lune sourde,
les pins noirs brossant un carré de ciel,
tu parlais, sœur,
du sommeil agité des enfants,
l'argile et ces feux,
à l'abri des dunes vers
le bunker l'os épais
du mouton,
entre tes mains
une écorce sèche, sang
dans ta bouche de rose rouge,
dans ce champ caillouteux
demeure ici
le lent soleil des bêtes,
et cette pluie chaude,
l'étreinte vierge, les vêtements fripés
ce fruit mort
dans la main
brûlent encore les lampes,
la douceur du thym,
une onde verte,
et comme un chant de douleur
les essaims noirs,
les champs pourrissants
à portée d'œil,
un automne de pierre
ô sœur,
le feu dormait
dans le blanc des visages,
tu ramassas une petite rose,
on apporta des cierges
près du lit de la morte
sceller ma voix
dans l'amer silence
de ta demeure de pierre,
à présent
os, ongles et cheveux,
tu fus si jeune,
un clair visage
un peu de sang aux joues,
une lumière sur ton front,
et ton rire
à jamais noyé dans l'eau des morts