Le dépôt
20 - ZOOM GRAMSCI
zoom sur antonio gramsci — le prisonnier qui écrivait avec des miettes de pain
antonio gramsci est né en sardaigne en 1891, dans une famille pauvre où les livres étaient plus rares que le pain. il est mort en 1937, après onze ans de prison sous le régime fasciste, les poumons rongés par la tuberculose et l’esprit brûlant d’idées qui changeraient le monde. entre les deux, il a été journaliste, fondateur du parti communiste italien, député, puis prisonnier politique. mais c’est dans les cahiers de prison, écrits clandestinement sur des feuilles de papier hygiénique ou dans les marges des livres, qu’il a forgé une pensée qui dépasse le marxisme, le transformant en une philosophie de la praxis, une réflexion sur la culture comme arme de libération.
gramsci n’était pas poète au sens traditionnel, mais ses écrits — lettres, fragments, notes — sont traversés par une poétique de la résistance. il parle des paysans sardes, des ouvriers turinois, des intellectuels qui trahissent leur peuple, des fascistes qui montent comme une marée noire. ses mots sont des outils pour comprendre le monde, des armes pour le changer. il écrit avec la précision d’un chirurgien et la passion d’un amoureux transi — amoureux de la justice, de la culture populaire, de cette idée folle que les opprimés peuvent se libérer par la conscience et l’action.
ses textes sont des fragments arrachés au silence, des éclats de lucidité dans l’obscurité des cellules. il y parle de la révolution comme d’un acte de création collective, de la culture comme d’un champ de bataille, de l’intellectuel organique qui doit naître du peuple. et toujours, cette question : comment penser librement quand on est enchaîné ?
lettera alla madre (1932) lettre écrite depuis la prison de turi, où gramsci décrit sa détention et tente de rassurer sa mère, tout en laissant transparaître l’angoisse et la détermination.
lettre à ma mère (1932)
ma chère maman, ne t’inquiète pas trop pour moi. ici, en prison, j’ai trouvé une manière de vivre qui n’est pas si mauvaise. j’ai mes livres, je peux écrire, je peux penser. bien sûr, la solitude pèse, et parfois la maladie m’épuise, mais je ne suis pas seul. j’ai avec moi mes camarades de lutte, même si je ne les vois pas. j’ai avec moi les souvenirs, les idées, les projets.
je sais que dehors le monde avance sans moi, que le fascisme a gagné, pour l’instant. mais je sais aussi que l’histoire ne s’arrête pas, que les idées ne peuvent pas être emprisonnées. un jour, maman, je reviendrai. et ce jour-là, j’espère, ce sera un monde meilleur.
en attendant, je t’embrasse très fort. ton antonio.
quaderni del carcere (1929-1935) — extrait sur les intellectuels et le peuple gramsci réfléchit ici au rôle des intellectuels dans la lutte pour l’émancipation. ces notes, écrites en prison, sont devenues un texte fondateur pour comprendre la culture comme outil de résistance.
cahiers de prison (1929-1935) — extrait sur les intellectuels et le peuple
chaque homme, dans la mesure où il exerce une activité intellectuelle, est un intellectuel. mais tous les hommes n’ont pas, dans la société, la fonction d’intellectuels. quand on parle d’intellectuels, on entend cette catégorie de personnes qui remplissent une fonction sociale spécifique : organiser la culture, diriger les idées, donner une forme aux aspirations des classes subalternes.
l’intellectuel traditionnel est lié à la classe dominante, il en est le serviteur. mais il existe aussi un intellectuel organique, qui naît des rangs mêmes du peuple, qui en exprime les besoins, qui organise sa lutte. c’est cet intellectuel-là dont nous avons besoin : non pas un professeur, mais un compagnon de route.
lettera a tatiana (1931) lettre à sa belle-sœur tatiana schucht, où gramsci évoque sa maladie, ses lectures, et sa vision d’un socialisme humain.
lettre à tatiana (1931)
chère tatiana, ma maladie m’a appris beaucoup de choses. elle m’a appris que la vie est fragile, mais aussi qu’elle est forte. elle m’a appris que les hommes peuvent être cruels, mais aussi qu’ils peuvent être solidaires. elle m’a appris que le socialisme n’est pas seulement une théorie, mais une pratique quotidienne d’humanité.
je lis beaucoup, ici en prison. je lis marx, je lis lénine, mais je lis aussi les classiques, les poètes. car le socialisme n’est pas seulement la lutte des classes, c’est aussi la culture, c’est aussi la poésie. c’est la capacité de voir la beauté même dans les choses les plus humbles, de trouver la dignité même chez les hommes les plus opprimés.
un jour, tatiana, je sortirai d’ici. et ce jour-là, j’aimerais que le monde soit différent. j’aimerais que les hommes se traitent en frères, que la justice ne soit pas un rêve, que la liberté ne soit pas un privilège.
il grido (1930) un texte court et puissant où gramsci évoque le cri des opprimés, cette voix qui doit se faire entendre malgré la répression.
le cri (1930)
le cri des paysans sardes, des mineurs du sulcis, des ouvriers de turin, est le même cri.
c’est le cri de ceux qui n’ont pas de pain, de ceux qui n’ont pas de terre, de ceux qui n’ont pas de droits.
c’est le cri que les puissants ne veulent pas entendre, que les journaux ne publient pas, que l’histoire oublie souvent.
mais ce cri ne se taira pas. car c’est le cri de la vie, qui veut vivre, qui veut lutter, qui veut vaincre.
la questione meridionale (1926) réflexion sur le sous-développement du sud de l’italie et l’exploitation des paysans, un texte qui annonce ses analyses ultérieures sur l’hégémonie culturelle.
la question méridionale (1926)
le sud n’est pas un problème géographique, mais un problème historique. c’est le résultat de siècles d’exploitation, d’abandon, d’ignorance voulue. les paysans du sud ne sont pas attardés, ils ont été maintenus en arrière. ils ne sont pas ignorants, on leur a refusé la culture. ils ne sont pas pauvres par nature, on les a volés.
la question méridionale n’est pas seulement une question économique, c’est une question politique et culturelle. c’est la preuve que sans une révolution qui change les rapports de force, sans une lutte qui donne le pouvoir aux subalternes, il ne peut y avoir de vraie justice.
bibliographie sélective
œuvres de gramsci (en italien) :
- Lettere dal carcere (Lettres de prison), Einaudi, 1947 (réédité en 1965).
- Quaderni del carcere (Cahiers de prison), 6 volumes, Einaudi, 1975 (édition critique par valentino gerratana).
- Scritti politici (Écrits politiques), 2 volumes, Editori Riuniti, 1974.
- L’Ordine Nuovo (1919-1920), recueil d’articles fondateurs, Einaudi, 1954.
en français :
- Lettres de prison, traduction de hoang ngoc lien, Gallimard, 1971 (réédité en 1996).
- Cahiers de prison, 5 volumes, traduction de robert paris, Gallimard, 1978-1992.
- Écrits politiques, 2 volumes, Gallimard, 1974-1975.
- La Question méridionale, in Œuvres choisies, Gallimard, "Quarto", 2013.
- Pour Gramsci, anthologie présentée par maria antonietta macciocchi, Éditions du Seuil, 1974.
biographies et études critiques :
- Gramsci, de jean-marie brohm, Éditions du Seuil, 1975.
- Antonio Gramsci : une vie, de giuseppe fiori, Maspero, 1972 (réédité aux Éditions de la Découverte, 2015).
- Gramsci dans le texte, de christine buci-glucksmann, Éditions Sociales, 1975.
- Gramsci, la prison et la vie, de marcelle padovani, Éditions Complexe, 1994.
- Gramsci, une passion, de jean-yves frétigné, Éditions Amsterdam, 2017.
pour aller plus loin :
- Gramsci, le temps des cahiers, documentaire de franco brocani, 1977.
- Antonio Gramsci, une vie de combat, bande dessinée de julien besançon et alexandre françois, Éditions La Découverte, 2021.
- Gramsci et la culture, numéro spécial de la revue Actuel Marx, 2017.
- Gramsci, la démocratie et le socialisme, textes réunis par razmig keucheyan, Éditions La Fabrique, 2019.
ces références permettent d’aborder l’œuvre de gramsci dans sa diversité : correspondance intime, réflexions politiques, analyses culturelles, et héritage contemporain. ses écrits restent une boussole pour comprendre les luttes d’aujourd’hui, où qu’elles se situent.