Le dépôt
65 - ZOOM MICHAUX
Extrait : Par des traits (1984)
*« Les traits ne sont pas des lignes. Les traits sont des gestes. Un trait n’est pas une frontière, c’est un mouvement. Un trait n’est pas une limite, c’est une vie.
Je ne dessine pas. Je trace. Je ne représente pas. Je fais exister.
La calligraphie chinoise m’a appris que le signe n’est pas un mot. Le signe est un souffle. Le signe est un corps.
Quand je trace, je ne pense pas. Je suis. Je suis le trait qui se fait.
Les idéogrammes ne sont pas des lettres. Les idéogrammes sont des forces. Ils ne disent pas, ils agissent.
Un idéogramme n’est pas une image. Un idéogramme est une présence.
Je ne cherche pas à écrire. Je cherche à être.
La main qui trace n’est pas une main qui dessine. La main qui trace est une main qui vit.
Les Chinois ont compris cela depuis des millénaires. Moi, je ne fais que commencer. »*
Note explicative : Ce texte, extrait de Par des traits (1984), résume la révolution michaldienne de la calligraphie. Michaux y voit un langage au-delà des mots, une expérience physique et spirituelle. Ses dessins (comme ceux de la série Mouvements) sont des traces de gestes, non des représentations. La calligraphie devient pour lui une forme de méditation active, un moyen de dépasser les limites du langage verbal. Ce passage montre aussi son admiration pour l’Orient, où le signe est une énergie, pas un code.
Extrait de La Vie dans les plis (1949)
*« Je suis né troué. Pas une faille, pas une crevasse, pas une lézarde en moi qui ne saigne. Je ne suis pas un homme, je suis une plaie ambulante.
La vie n’est pas un fleuve tranquille. La vie est un corps qui se déchire. Un corps qui se déchire et qui, malgré tout, avance.
Je ne demande pas la guérison. Je demande la lucidité. Je ne veux pas être consolé. Je veux voir.
La souffrance n’est pas un accident. La souffrance est la matière même de la vie. Elle n’est pas à surmonter. Elle est à traverser.
Je ne suis pas un héros. Je suis un homme qui tombe et qui se relève. Un homme qui tombe et qui, en tombant, regarde.
Les autres appellent cela du courage. Moi, j’appelle cela de la curiosité.
Je ne cherche pas à comprendre. Je cherche à sentir. Je ne cherche pas à expliquer. Je cherche à vivre.
La vie dans les plis, c’est cela : Un tissu qui se déchire, Mais dont chaque fil est une lumière. »*
Note explicative : Cet extrait de La Vie dans les plis (1949) est l’un des textes les plus poignants de Michaux sur la souffrance. Écrit après la mort tragique de sa compagne Marie-Louise Termet (brûlée vive en 1948), il exprime une douleur métaphysique, une lucidité désespérée. Michaux ne cherche pas à guérir ou à fuir, mais à traverser la souffrance comme une matière première. Le titre même (La Vie dans les plis) suggère que la vie n’est pas lisse, mais pliée, fissurée, complexe. Ce texte est aussi une réponse à l’absurdité de l’existence, proche de Camus, mais sans espoir de rédemption : la lucidité est sa propre fin.
Extrait de La Nuit remue (1935)
*« Je vous construirai sans plan et sans ciment Un édifice que vous ne détruirez pas, Et qu’une espèce d’évidence écumante Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez, Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings.
Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard Et du son de peau de tambour, Je vous assoirai des forteresses écrasantes et superbes, Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses, Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison. »*
Extrait de Un barbare en Asie (1932)
*« Quand les Chinois se vantent d’avoir trouvé le diabolo, le polo, le tir à l’arc, le football, le jiu-jitsu, le papier, etc., eh bien, que voulez-vous, ça n’élève pas le Chinois.
Ce qui m’intéresse, c’est ce qui n’est pas là, ce qui manque, ce qui se dérobe. L’Asie est en moi comme un fossé, large et violent. »*
Extrait de Misérable Miracle (1956)
*« Sous mescaline, tout devient signe. Les murs respirent. Les lettres dansent. Je ne suis plus un homme qui regarde, je suis un œil qui voit.
La drogue n’est pas une fuite, mais un révélateur. Elle ne console pas, elle montre. »*
Extrait de Plume (1938)
*« Plume, étendu sur son lit, tend les mains hors des couvertures. Il est surpris de ne pas rencontrer le mur. “Tiens, pense-t-il, les fourmis l’ont mangé…” Et il se rendort.
Plume est un homme sans défense, un homme qui n’a pas de chance. Mais c’est aussi un sage : il accepte le monde tel qu’il est, ou plutôt tel qu’il lui apparaît. »*
Extrait de Épreuves, Exorcismes (1940–1944)
*« Je ne suis pas un homme, je suis une plaie. Je ne suis pas un écrivain, je suis un cri.
Écrire, c’est se vider de ses démons. Mais les démons reviennent toujours. »*
Mouvements (extrait de La Nuit remue, 1935)
*« Surgir Glisser Tomber Se tordre Se briser Se ramasser Se relever S’accrocher Se cramponner Se décoller S’envoler Retomber Se disperser Se rassembler Se contracter Se dilater Se figer Se liquéfier Se vaporiser Se condenser Se solidifier Se pulvériser Se dissoudre Se reformer Se déformer Se métamorphoser Se consumer Se régénérer Se consumer encore S’éteindre Se rallumer Brûler Se consumer toujours S’épuiser Se renouveler Recommencer S’arrêter Se relancer S’élancer S’abattre Se relever encore Se battre Se débattre Se libérer S’enfuir Se perdre Se retrouver Se confondre Se séparer Se fondre Se dissocier Se réunir Se disloquer Se reconstruire Se détruire Se recréer S’évanouir Revenir Disparaître Réapparaître S’effacer Resurgir »
Extrait d’Un barbare en Asie (1932)
*« Je ne suis pas un touriste. Je suis un homme qui regarde. Je ne cherche pas à comprendre. Je cherche à voir. Je ne veux pas de guides. Je veux des yeux.
L’Asie n’est pas un continent. L’Asie est un rêve. Un rêve où je me perds, où je me trouve, où je me défais.
Les Chinois marchent comme des ombres. Ils parlent comme des oiseaux. Ils ne sont pas là. Ils sont ailleurs. Ils ne sont pas des hommes. Ils sont des signes.
Je ne suis pas un voyageur. Je suis un homme qui tombe. Je tombe dans les rues de Pékin, dans les temples de Nankin, dans les marchés de Canton. Je tombe, et en tombant, je vois.
Les dieux asiatiques ne sont pas des dieux. Ce sont des masques. Des masques qui rient, des masques qui pleurent, des masques qui ne disent rien. Je préfère les masques qui ne disent rien. Au moins, ils ne mentent pas.
Les Chinois ne mentent pas. Ils ne disent rien. Ils sourient, ils s’inclinent, ils disparaissent. Ils sont comme l’eau : ils coulent, ils s’adaptent, ils effacent.
Je ne cherche pas à savoir ce qu’ils pensent. Je cherche à savoir ce qu’ils cachent. Ce qu’ils cachent, c’est qu’ils n’ont rien à cacher. Ce qu’ils n’ont rien à cacher, c’est qu’ils sont vides. Ce qu’ils sont vides, c’est qu’ils sont pleins.
Pleins de quoi ? Pleins de silence. Pleins de cette absence qui est une présence. Pleins de ce vide qui est un monde.
Je ne suis pas un philosophe. Je suis un homme qui regarde. Je regarde les pagodes, les rizières, les visages. Je regarde et je ne vois rien. Je ne vois rien, et c’est cela que je vois.
L’Asie n’est pas un lieu. L’Asie est une question. Une question sans réponse. Une question qui n’a pas besoin de réponse.
Je ne cherche pas à répondre. Je cherche à rester dans la question. Rester dans la question, c’est rester vivant.
Les Européens viennent en Asie pour comprendre. Moi, je viens pour me perdre. Me perdre, c’est me trouver.
Je ne suis pas un barbare. Je suis un homme qui ne sait pas. Un homme qui ne sait pas, c’est un homme qui peut tout apprendre.
Mais je n’apprends rien. Je vois. Je vois que l’Asie n’est pas un ailleurs. L’Asie est un dedans. Un dedans qui n’a pas de dehors.
Je ne rentre pas en moi. Je sors de moi. Je sors de moi pour entrer dans le vide. Le vide n’est pas une absence. Le vide est une plénitude.
Je ne suis pas un mystique. Je suis un homme qui regarde. Un homme qui regarde et qui ne voit rien. Un homme qui ne voit rien et qui voit tout.
L’Asie m’a appris une chose : il n’y a rien à comprendre. Il n’y a qu’à voir. Et voir, c’est déjà trop. »*
PRÉSENTATION
Biographie
- Né le 24 mai 1899 à Namur (Belgique), dans une famille aisée de chapeliers.
- 1919 : Abandonne des études de médecine pour devenir matelot, puis exerce divers métiers.
- 1922 : Découverte des Chants de Maldoror de Lautréamont, qui déclenche son besoin d’écrire.
- 1924 : S’installe à Paris, fréquente les surréalistes (sans adhérer au mouvement) et se lie d’amitié avec Jules Supervielle.
- 1927–1937 : Voyages en Équateur, Asie, Amérique du Sud (Ecuador, Un barbare en Asie).
- 1939–1945 : Se retire dans le Midi pendant la guerre, écrit Épreuves, Exorcismes.
- 1955 : Devient citoyen français.
- 1954–1961 : Expérimente la mescaline et le LSD, en rend compte dans Misérable Miracle, L’Infini turbulent, Connaissance par les gouffres.
- 1984 : Meurt à Paris, laissant une œuvre littéraire, picturale et calligraphique unique, publiée en trois volumes dans la Pléiade (Gallimard, 1998–2004).
Une œuvre aux frontières indéfinies
Michaux est poète, peintre, voyageur, et explorateur des états modifiés de conscience. Son travail se caractérise par :
- Un refus des genres : « Je n’ai jamais voulu être poète, peintre ou écrivain. Je suis un chercheur. »
- L’invention d’une langue : « Écrire, c’est se battre contre les mots. »
- La peinture comme extension de l’écriture : « Je haïssais la peinture jusqu’à ce que je découvre qu’elle pouvait être l’inventaire de l’invisible. »
- La drogue comme outil d’exploration : « La mescaline m’a appris à voir ce qui se dérobe. »
- Un humour noir et une lucidité foudroyante : « On n’en finit pas d’être un homme. »
Thèmes majeurs :
- L’angoisse existentielle (« Je suis né troué », Ecuador).
- Le voyage intérieur et extérieur (Un barbare en Asie, Voyage en Grande Garabagne).
- La quête d’une langue universelle (idéogrammes, calligraphies, dessins mescaliniens).
- La souffrance et l’exorcisme (Épreuves, Exorcismes).
- Le personnage de Plume : « Un homme paisible, éternelle victime des hommes et des événements. »
L’ŒUVRE PLASTIQUE ET LES DROGUES : UNE EXPLORATION DES LIMITES
La peinture comme « inventaire de l’invisible »
- 1925 : Découverte de Paul Klee → « La peinture peut être une écriture. »
- Années 1940 : Passage à l’abstraction (« Figure jaune », « Personnage sur fond sépia »).
- Années 1950 : Dessins mescaliniens (1955–1960) : « Sous mescaline, je dessine comme un sismographe enregistre les tremblements de terre. Mes dessins sont des traces de l’orage intérieur. »Technique : Encre de Chine, fusain, traits nerveux, idéogrammes.
- Exposition : « Henri Michaux: The Mescaline Drawings » (Courtauld, Londres, 2025).
La drogue comme outil de connaissance
- 1954–1961 : Expérimentations avec mescaline, LSD, psilocybine.
- Ouvrages clés :
- Misérable Miracle (1956) : « La mescaline est un miroir qui grossit les failles. »
- L’Infini turbulent (1957) : « L’infini n’est pas une idée, c’est une expérience. »
- Connaissance par les gouffres (1961) : « Les drogues ouvrent des portes, mais il faut savoir en revenir. »
Citation clé : « La drogue n’est pas une solution, mais une question. Elle ne guérit pas, elle révèle. »
CITATIONS ET ANALYSES CRITIQUES
a. Citations majeures
- « On n’en finit pas d’être un homme. » (Poteaux d’angle)
- « La poésie est un cadeau de la nature, une grâce, pas un travail. » (Passages)
- « Abstraire, c’est se libérer, se désenliser. » (Affrontements)
- « Je ne vois pas clair dans tes offres. Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes. » (La Nuit remue)
- « L’homme est un enfant qui a mis une vie à se restreindre. » (Vents et poussières)
b. Réception critique
- Raymond Bellour : « Michaux est un explorateur des confins de l’être, où la littérature et la peinture ne font qu’un. »
- Maurice Blanchot : « Son œuvre est une lutte contre le langage, pour atteindre ce qui précède les mots. »
- Muriel Pic : « Michaux a transformé la drogue en outil d’écriture, sans jamais en faire un culte. »editions.bnf.fr+1
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
a. Œuvres majeures (Gallimard, Poésie/Gallimard)
- Récits et poèmes :
- Qui je fus (1927)
- Ecuador (1929)
- Un barbare en Asie (1932)
- La Nuit remue (1935)
- Plume (1938)
- L’Espace du dedans (1944)
- Épreuves, Exorcismes (1945)
- La Vie dans les plis (1949)
- Passages (1950)
- Poteaux d’angle (1971)
- Œuvres sur les drogues :
- Misérable Miracle (1956)
- L’Infini turbulent (1957)
- Connaissance par les gouffres (1961)
- Œuvres plastiques :
- Peintures (1939)
- Mouvements (1951)
- Dessins mescaliniens (1955–1960)
b. Éditions de référence
- Œuvres complètes (3 vol., Pléiade, Gallimard, 1998–2004).
- Anthologies :
- Choix de poèmes (NRF, 1976).
- Une voie pour l’insubordination (Gallimard, 2011).
c. Études critiques
- Raymond Bellour, Henri Michaux ou Une mesure de l’être (Gallimard, 1965).
- Muriel Pic, Leçons de possession. Les archives de la drogue d’Henri Michaux (Macula, 2025).
- Serge Chamchinov, Henri Michaux : signes, gestes, mouvements (ANRT, 2008).
POUR ALLER PLUS LOIN
- Expositions :
- « Henri Michaux: The Mescaline Drawings » (Courtauld, Londres, 2025).
- « L’Espace du dedans » (BnF, Paris, 2020).
- Documentaires :
- « Un siècle d’écrivains : Henri Michaux » (France 3, 1995).
- Sites :
- Gallimard – Henri Michaux
- BnF – Henri Michaux : peindre, composer, écrire