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PLACE AUX POÈMES

LIVRE ZOOM

87 - ZOOM ROUSSEL

POÈMES




La Vue



Tout ce qui se présente à ma vue est étrange.

Le cristal d'une carafe où l'eau semble de l'ange,

Le reflet d'un soleil sur le vernis du bois,

Tout me semble parler d'une lointaine voix.

Il y a dans le coin une petite bête

Qui d'un air hébété me regarde et s'arrête ;

Elle a des yeux de verre et des pattes de fer,

Elle semble sortir du fond d'un autre enfer.

Et plus loin sur la table un vieux livre s'étale,

Où chaque page est une image de métal,

Des arbres de mercure et des fleurs d'antimoine,

Tout un jardin bâti par un sombre moine.

Je regarde le tout sans rien y comprendre,

Prêt à voir l'univers tout entier se dissoudre.


Lien source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1065751h




Nouvelles Impressions d’Afrique (Chant Premier)


L’abîme est un miroir où le ciel se regarde,

Pendant que sur le bord une armée est en garde,

Prête à sauter au fond pour chercher le secret

De ce monde caché derrière la forêt.

On voit passer parfois de grands oiseaux d’ébène

Qui portent dans leur bec une ancienne chaîne,

Dont chaque anneau contient le nom d’un empereur,

Et chaque nom fait naître une immense terreur.

Mais le silence règne au pied de la montagne,

Et nul n’ose entrer dans cette étrange campagne,

Où les pierres ont des voix et les arbres des mains,

Et où le temps s’arrête au croisement des chemins.


Lien source : https://www.poesie-francaise.fr/raymond-roussel/




Le Concert



Dans la salle déserte où le lustre s'éteint,

Un orchestre invisible joue un air de satin.

Les archets sont de glace et les cordes de vent,

Et le chef est un mort qui regarde en avant.

Les notes sont des perles qui roulent sur le sol,

Et chaque mélodie est un nouveau symbole,

Qui raconte l'histoire d'un peuple disparu,

Sous un ciel de phosphore et de métal fondu.

Personne n'est assis sur les sièges de velours,

Mais on sent la présence d'un étrange amour,

Qui flotte dans l'air froid comme une buée,

Par la force du son étrangement muée.


Lien source : https://www.etudes-litteraires.com/roussel.php




La Source


Une eau noire jaillit d'un rocher de porphyre,

Avec un bruit de soie et un souffle de lyre.

Elle coule sans fin vers un gouffre d'argent,

En dessinant des traits sur le sable mouvant.

On dit que celui qui boit à cette fontaine

Oublie en un instant toute sa vie humaine,

Pour devenir un être de pure pensée,

Dont l'âme est une étoile au hasard lancée.

Moi je reste au bord et je regarde l'eau,

Je vois passer au fond le reflet d'un bateau,

Qui n'a pas de marin et n'a pas de voile,

Mais qui vogue toujours vers la même étoile.


Lien source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102980k




Le Palais



Le palais est construit de vitres et de sel,

Il brille sous la lune ainsi qu'un arc-en-ciel.

On y entre par une porte de corail,

Pour découvrir au centre un immense travail.

C'est une roue d'acier qui tourne lentement,

En broyant des soleils avec un grincement.

Derrière chaque vitre on voit un prisonnier,

Qui écrit sur le mur son espoir de régner,

Mais le sel se dissout et le verre se brise,

Et le rêve s'en va dans une brise grise.


Lien source : https://www.poemes.co/raymond-roussel.html



Présentation


La poésie de Raymond Roussel est une construction monumentale et solitaire, sans équivalent dans l'histoire littéraire. À l'opposé du lyrisme traditionnel, il utilise le procédé du calembour et de l'homonymie pour engendrer des mondes. En partant de deux phrases presque identiques mais au sens différent, il tisse un récit ou un poème qui doit relier ces deux pôles par une logique implacable. Son écriture est d'une précision clinique, descriptive jusqu'à l'obsession, créant une atmosphère de rêve lucide où les objets les plus banals acquièrent une dimension fantastique par la force de la répétition et de l'enchâssement des parenthèses.



Biographie


Raymond Roussel naît à Paris en 1877 dans une famille d'une immense fortune. Sa vie entière est consacrée à une quête de gloire littéraire qui lui échappe de son vivant, malgré ses efforts démesurés pour faire monter ses pièces de théâtre. Voyageur excentrique, il parcourt le monde dans une roulotte de luxe sans jamais descendre pour regarder le paysage, préférant se cloîtrer pour écrire. Obsédé par la perfection et la symétrie, il publie des œuvres comme Locus Solus ou Impressions d'Afrique qui déroutent ses contemporains. Il finit sa vie à Palerme en 1933, où il meurt dans des circonstances mystérieuses dans une chambre d'hôtel, laissant derrière lui Comment j'ai écrit certains de mes livres, manuel posthume révélant ses secrets de fabrication.



Espace bibliographique


La Doublure, roman en vers publié en 1897. La Vue, recueil de longs poèmes descriptifs publié en 1904. Impressions d'Afrique, publié en 1910. Locus Solus, publié en 1914. L’Étoile au front, pièce de théâtre publiée en 1924. La Poussière de soleils, pièce de théâtre publiée en 1926. Nouvelles Impressions d’Afrique, poème publié en 1932. Comment j’ai écrit certains de mes livres, publié à titre posthume en 1935. Œuvres complètes, édition dirigée par Annie Le Brun, publiée chez Jean-Jacques Pauvert.