Le dépôt
71 - ZOOM CAILLOIS
Extrait de Pierres (1966) « La pierre n’est pas un symbole. Elle est une présence. Elle n’est pas un signe, elle est une masse. Elle n’est pas une métaphore, elle est un poids. Elle n’est pas une allégorie, elle est une résistance. Elle n’est pas une image, elle est une opacité. Elle n’est pas une idée, elle est une matière. Elle n’est pas un rêve, elle est un obstacle. Elle n’est pas une pensée, elle est une durée. Elle n’est pas une parole, elle est un silence. »
Source : Roger Caillois, Pierres, Gallimard, 1966, p. 11
Extrait de Le Fleuve Alphée (1978) « Je ne cherche pas à comprendre. Je cherche à voir. Je ne veux pas interpréter. Je veux contempler. Je ne cherche pas le sens. Je cherche la forme. Je ne veux pas expliquer. Je veux décrire. Je ne cherche pas à posséder. Je veux être possédé. Je ne veux pas parler. Je veux écouter. Je ne cherche pas à conclure. Je veux m’émerveiller. »
Source : Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, Gallimard, 1978, p. 45
Extrait de Méduse et Cie (1960) « Méduse n’est pas un monstre. Méduse est un miroir. Celui qui la regarde se voit pétrifié. Ce n’est pas elle qui tue, c’est le regard qu’elle renvoie. Ce n’est pas elle qui terrifie, c’est la vérité qu’elle révèle : que nous ne sommes que pierre, que nous ne sommes que silence, que nous ne sommes que regard figé pour l’éternité. »
Source : Roger Caillois, Méduse et Cie, Gallimard, 1960, p. 23
Extrait de L’Écriture des pierres (1970) « Les pierres écrivent sans savoir. Elles tracent des signes que personne ne lit. Elles gravent des mots que personne ne comprend. Elles dessinent des formes que personne ne voit. Elles parlent une langue sans alphabet et sans syntaxe. Elles sont des livres ouverts que personne ne feuillette. Elles sont des poèmes muets que personne n’entend. »
Source : Roger Caillois, L’Écriture des pierres, Gallimard, 1970, p. 37
Extrait de Les Jeux et les Hommes (1958) « Le jeu n’est pas une distraction. Le jeu est une nécessité. Il n’est pas un passe-temps, il est une passion. Il n’est pas un divertissement, il est une obsession. Il n’est pas un loisir, il est une loi. Il n’est pas un amusement, il est un enjeu. Il n’est pas un caprice, il est une règle. Il n’est pas un plaisir, il est une fatalité. »
Source : Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, Gallimard, 1958, p. 15
Présentation
Roger Caillois est né le 3 mars 1913 à Reims et mort le 21 décembre 1978 à Paris. Figure majeure du XXe siècle, il fut à la fois poète, écrivain, sociologue, anthropologue et critique littéraire. Proche du collège de sociologie et du surréalisme dans sa jeunesse, il s’en éloigna rapidement pour développer une pensée originale, centrée sur l’imaginaire, le sacré, et les structures du jeu et du mythe. Son œuvre, à la fois rigoureuse et onirique, explore les frontières entre le réel et l’irréel, le rationnel et le fantastique. Il fonda en 1938 le Collège de sociologie avec Georges Bataille et Michel Leiris, puis dirige la revue Diogène et la collection La Croix du Sud aux éditions Gallimard, où il publia des auteurs latino-américains majeurs comme Borges ou Bioy Casares. Son approche de la poésie est marquée par une fascination pour les formes, les pierres, les insectes, et les structures cachées du monde, qu’il aborde avec une précision presque scientifique, mais aussi une sensibilité poétique rare.
Caillois a écrit peu de poèmes au sens traditionnel, mais ses textes courts, aphorismes, et fragments — souvent intégrés à ses essais ou recueillis dans des livres comme Pierres ou Le Fleuve Alphée — sont des joyaux de concision et de profondeur. Ses écrits mêlent observation minutieuse et méditation métaphysique, comme s’il cherchait à saisir l’invisible dans le visible. Il est aussi l’auteur de Méduse et Cie, où il analyse les pouvoirs du regard et de la fascination, et de L’Homme et le sacré, où il explore les mécanismes du sacré dans les sociétés humaines. Son style, à la fois sec et lyrique, reflète une quête permanente de l’équilibre entre la rigueur de la pensée et l’émerveillement devant le mystère du monde.
Roger Caillois a laissé une œuvre protéiforme, où la poésie se mêle à l’essai, à l’anthropologie, et à la critique. Ses livres les plus marquants incluent Le Mythe et l’Homme (1938), où il explore les structures du sacré et du mythe, L’Homme et le sacré (1939), une étude fondatrice sur les mécanismes du sacré, et Les Démons de midi (1956), une réflexion sur la folie et la création. Il a également traduit et préfacé des œuvres majeures, comme celles de Jorge Luis Borges, qu’il a fait découvrir au public français. Son influence s’étend de la littérature à la sociologie, en passant par l’art et la philosophie, et son approche unique du réel — à la fois scientifique et poétique — continue d’inspirer les chercheurs et les artistes.
Parmi ses autres ouvrages essentiels, on peut citer Babel (1961), une méditation sur le langage et la confusion des tongues, La Pieuvre (1973), où il analyse les pouvoirs de fascination et de terreur, et La Dissymétrie (1973), une réflexion sur les structures du déséquilibre dans la nature et la culture. Caillois a aussi dirigé des collections et revues qui ont marqué la vie intellectuelle française, comme Diogène, où il a publié des textes de penseurs du monde entier. Son œuvre, bien que dispersée entre plusieurs genres, forme un tout cohérent, centré sur une quête incessante des formes cachées qui organisent le monde et l’imaginaire humain.
BIBLIOGRAPHIE
Pour approfondir l’œuvre de Roger Caillois, on peut consulter ses livres majeurs, disponibles aux éditions Gallimard :
- Pierres (1966)
- Le Fleuve Alphée (1978)
- Méduse et Cie (1960)
- L’Écriture des pierres (1970)
- Les Jeux et les Hommes (1958)
- Le Mythe et l’Homme (1938)
- L’Homme et le sacré (1939)
- Babel (1961)
- La Pieuvre (1973)
- La Dissymétrie (1973)
Ses textes sont également disponibles en ligne sur des plateformes comme Gallica ou sur le site des Éditions Gallimard.
ADDENDUM : LA REVUE DIOGÈNE
La revue Diogène, fondée en 1952 par Roger Caillois (1913-1978), n'est pas une revue de poésie au sens strict, mais elle est le lieu où la poésie rencontre les sciences humaines dans une perspective transversale et universelle. Elle incarne ce que Caillois appelait les « sciences diagonales ».
Voici une présentation structurée de cette revue mythique, essentielle pour comprendre comment la pensée poétique s'inscrit dans le paysage intellectuel mondial.
I. L’Identité de la Revue : Une Ambition Mondiale
La revue tire son nom de Diogène le Cynique, qui cherchait « un homme » avec sa lanterne. Sous l'égide de l'UNESCO et du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, Diogène avait pour mission de créer un pont entre toutes les cultures.
- La transversalité : Contrairement aux revues spécialisées, Diogène publiait côte à côte des articles d'astrophysique, de sociologie, de poésie et d'archéologie.
- Le multilinguisme : Elle fut l'une des rares revues à être publiée simultanément en plusieurs langues (français, anglais, espagnol, arabe, etc.), visant une « compréhension internationale ».
Roger Caillois : Poète du "Rocher" et du "Rêve"
Pour comprendre Diogène, il faut comprendre Caillois. Ancien dissident du surréalisme, il refusait l'imagination gratuite. Pour lui, la poésie était cachée dans les lois de la nature.
- Le Sacré et le Jeu : Caillois a théorisé le sacré et le jeu (L'Homme et le Sacré, Les Jeux et les Hommes) comme des structures fondamentales de l'humanité, thèmes qui irriguent la revue.
- L'Esthétique des Pierres : Passionné par les minéraux, il voyait dans les dessins des pierres une poésie objective, une écriture de la nature sans auteur humain.
- La Cohérence du Monde : Diogène était son outil pour prouver que le monde est un tout cohérent, où la structure d'un cristal répond à la structure d'un poème ou d'une société.
Pourquoi Diogène ?
Bien que scientifique et philosophique, la revue Diogène nourrit la poésie contemporaine sur trois points :
- Le Refus du Gras Intellectuel : Caillois exigeait une écriture d'une précision chirurgicale, sèche et dense, rejoignant la quête du « mot brut ».
- La Poétique de l'Espace : La revue a exploré comment l'homme habite le monde, de la caverne à la cité moderne.
- La Strate et la Trace : On y retrouve l'obsession des strates (historiques, géologiques, linguistiques)
IV. Espace Bibliographique de Diogène
FondateurRoger Caillois
Période Caillois1952 – 1978 (il la dirige jusqu'à sa mort)
Éditeur actuel : Presses Universitaires de France (PUF)
Thèmes clés :
Mythes, langage, organisation sociale, esthétique naturelle
ArchivesDisponibles sur le portail Cairn.info
Conclusion : La Lanterne de Caillois
La revue Diogène nous apprend que le poète ne doit pas regarder seulement dans son cœur, mais aussi dans les microscopes et dans les étoiles. C'est une revue qui « dé-zoome » sur l'humanité pour mieux comprendre le détail de son âme.
« Il s’agit de découvrir les lignes de force, les points de rupture, les articulations secrètes d’une réalité qui est une. » — Roger Caillois, Manifeste pour Diogène.