Le dépôt
82 - ZOOM JACOB
POÈMES
« Le Cornet à dés »
Le cornet à dés est un petit cube de bois où les nombres dansent comme des fous. Un, c’est le soleil qui se lève, deux, c’est l’amour qui s’en va, trois, c’est la mort qui vous guette, quatre, c’est l’espoir qui s’envole, cinq, c’est le diable qui ricane, six, c’est Dieu qui ne dit rien.
Je lance les dés sur la table, les nombres s’envolent, s’entrechoquent, et moi, je ris, je pleure, je prie, car je sais que le sort est un menteur, que le hasard est un voleur, et que la vie n’est qu’un jeu de dés pipés.
Source : Max Jacob, Le Cornet à dés, 1917, Éditions Gallimard
« Saint Matorel »
Saint Matorel, patron des poètes, des ivrognes et des fous, prie pour nous, pauvres pécheurs, qui errons dans la nuit sans feu.
Tu es assis sur un nuage, une lyre à la main, et tu chantes des psaumes pour endormir notre chagrin.
Les anges t’écoutent en souriant, les démons détournent la tête, car ta voix est un baume qui guérit nos blessures secrètes.
Saint Matorel, donne-nous la force de rire de nos malheurs, de danser sur nos tombes, et de boire à la santé des morts.
Source : Max Jacob, Saint Matorel, 1911, in Œuvres poétiques complètes, Éditions Gallimard
« La Cigale »
La cigale a chanté tout l’été, la cigale a chanté trop fort. Maintenant, l’hiver est là, et elle n’a plus rien à manger.
Elle gratte à ma porte, elle me tend ses pattes, elle me dit : « Donne-moi un peu de pain, un peu de vin, un peu de feu. »
Je lui réponds : « Va-t’en, cigale, tu as trop chanté, tu as trop ri. Maintenant, c’est la saison des fourmis, et les fourmis n’aiment pas les paresseux. »
Mais la cigale pleure, et son chant est si doux, que je lui donne un morceau de sucre, et je lui dis : « Chante encore, chante pour moi, chante pour oublier la faim. »
Source : Max Jacob, La Cigale, in Le Laboratoire central, 1921, Éditions Gallimard
« Le Laboratoire central »
Dans le laboratoire central, les alchimistes mélangent les couleurs. Ils cherchent l’or dans les nuages, le feu dans l’eau, la vie dans la mort.
Ils distillent les larmes des amants, ils écrasent les rêves des fous, ils font bouillir les mots des poètes, et ils obtiennent une poudre grise, sans goût, sans odeur, sans nom.
Moi, je suis l’apprenti, celui qui balaye les débris, celui qui écoute les murmures, celui qui regarde les étoiles à travers les vitres sales.
Un jour, je trouverai la formule, celle qui transforme le plomb en lumière, celle qui change le silence en musique, celle qui fait de la nuit un matin.
Source : Max Jacob, Le Laboratoire central, 1921, Éditions Gallimard
« La Nuit de Saint-Jean »
La nuit de Saint-Jean est une nuit magique, où les feux brûlent plus fort, où les cœurs battent plus vite, où les rêves deviennent réels.
Les jeunes filles couronnées de fleurs sautent par-dessus les flammes, les jeunes gens chantent des chansons d’amour, et les vieux sourient en regardant le passé.
Moi, je suis assis près du feu, je regarde les étincelles monter vers le ciel, et je pense à ceux qui ne sont plus là, à ceux qui sont partis trop tôt, à ceux qui ont emporté mon cœur dans leur dernier souffle.
La nuit de Saint-Jean est une nuit de feu, mais c’est aussi une nuit de cendres, car tout ce qui brûle ne renaît pas, et tout ce qui s’envole ne revient pas.
Source : Max Jacob, La Nuit de Saint-Jean, in Le Laboratoire central, 1921, Éditions Gallimard
PRÉSENTATION
Max Jacob est né le 12 juillet 1876 à Quimper, en Bretagne, dans une famille juive modeste. Dès son enfance, il montre un talent précoce pour le dessin et l’écriture. En 1897, il s’installe à Paris, où il fréquente les milieux artistiques et littéraires de Montmartre et de Montparnasse. Il se lie d’amitié avec des figures majeures de l’avant-garde, comme Pablo Picasso, Guillaume Apollinaire, et Jean Cocteau. C’est à cette époque qu’il commence à écrire ses premiers poèmes et à développer un style unique, mêlant humour, mélancolie et mysticisme.
Max Jacob est une figure centrale de la poésie et de l’art modernes. Son œuvre, à la fois ludique et profonde, explore les thèmes de la solitude, de la quête spirituelle, et de la condition humaine. Il est connu pour son sens de l’ironie, son amour des jeux de mots, et sa capacité à mêler le sacré et le profane. Ses poèmes, souvent courts et musicaux, sont marqués par une langue à la fois simple et riche, où se mêlent des influences bretonnes, juives, et chrétiennes.
En 1909, Max Jacob se convertit au catholicisme, une décision qui influence profondément son œuvre. Il entre au monastère de Saint-Benoît-sur-Loire en 1921, mais le quitte en 1928 pour retourner à Paris. Malgré sa foi, il reste un esprit libre et indépendant, critique envers les institutions religieuses et sociales.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Max Jacob, juif et homosexuel, est arrêté par la Gestapo en février 1944. Il est interné au camp de Drancy, puis déporté à Auschwitz, où il meurt d’épuisement le 5 mars 1944.
L’œuvre de Max Jacob, longtemps éclipsée par celle de ses amis plus célèbres, a été redécouverte dans les années 1960 et 1970. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des grands poètes français du XXe siècle, un écrivain qui a su allier une sensibilité poétique rare à un esprit subversif et inventif. Son œuvre, à la fois lyrique et ironique, continue de captiver les lecteurs par sa capacité à transformer le quotidien en poésie et à explorer les mystères de l’âme humaine.
BIBLIOGRAPHIE
Le Cornet à dés, 1917, Éditions Gallimard. Lien vers l'éditeur
Saint Matorel, 1911, in Œuvres poétiques complètes, Éditions Gallimard. Lien vers l'éditeur
Le Laboratoire central, 1921, Éditions Gallimard. Lien vers l'éditeur
Art poétique, 1922, Éditions Gallimard. Lien vers l'éditeur
Derniers poèmes, 1945, Éditions Gallimard. Lien vers l'éditeur
Œuvres poétiques complètes, Éditions Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2012. Lien vers l'éditeur
Ses œuvres sont disponibles en français aux Éditions Gallimard. Certains de ses poèmes peuvent aussi être lus en ligne sur des sites comme Poésie/Gallimard ou Poezibao. Pour approfondir sa pensée, on peut également consulter les travaux critiques de Michel Carassou, André Billy, et Patrick Née.