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42 - ZOOM JANSEN
Zoom sur Johannes Vilhelm Jensen
Présentation
Johannes Vilhelm Jensen (1873–1950) est une figure majeure de la littérature danoise, lauréat du prix Nobel de littérature en 1944 pour « la rare force et la fécondité de son imagination poétique, alliées à une curiosité intellectuelle d’une grande envergure et à un style audacieux et créatif ». Né à Farsø, dans le Jutland, Jensen est souvent considéré comme le père du modernisme danois, tant pour son usage novateur du poème en prose que pour son langage clair et direct, inspiré par des auteurs comme Heine et Whitman.
Thèmes centraux de son œuvre :
- L’amour de la vie, de la femme et de la mère, symboles de fécondité et de vitalité.
- L’éloge de la ruralité et de la nature, notamment dans ses Contes de Himmerland (1898–1910), où il décrit la vie paysanne de sa région natale avec un réalisme poétique.
- L’admiration pour la culture gothique (anglo-saxonne, scandinave), qu’il considère comme le vecteur de l’évolution humaine, avec son esprit d’entreprise et sa soif de progrès.
- L’enthousiasme pour la technique et le progrès, qu’il oppose à la décadence occidentale, comme en témoignent des essais comme La Renaissance gothique (1901) et Le Nouveau Monde (1907).
- Une réflexion sur le mythe et l’histoire, notamment dans Les Tentations du Dr Renault (1935), où il propose une version positive du mythe de Faust.
Style et influence : Jensen a marqué la littérature danoise par son style d’une rare maîtrise, mêlant réalisme et symbolisme, et par son approche innovante du poème en prose. Son œuvre, qui comprend des poèmes, romans, essais et récits mythologiques, a influencé des générations d’écrivains danois. Il est également connu pour avoir introduit la philosophie de l’évolution dans la littérature, s’inspirant de Darwin pour décrire l’ascension de l’humanité depuis la préhistoire jusqu’à l’époque moderne.
Cinq poèmes complets en danois et leurs traductions françaises
1. « Paa Memphis Station » (À la gare de Memphis)
Source originale : Digte 1906, Kalliope / Project Runeberg Traduction française : Adaptation libre
Texte original (danois)
Halvt vaagen og halvt blundende, slaaet af en klam Virkelighed, men endnu borte i en indre Gus af danaidiske Drømme staar jeg og hakker Tænder paa Memphis Station, Tennessee.
Det regner. Natten er saa øde og udslukt, og Regnen hudfletter Jorden med en vidløs, dunkel Energi. Alting er klægt og uigennemtrængeligt. Hvorfor holder Toget her Time efter Time? Hvorfor er min Skæbne gaaet i Staa her? Skal jeg flygte for Regnen og Aandsfortærelsen i Danmark, Indien og Japan for at regne inde og raadne i Memphis, Tennessee, U. S. A.?
Og nu dages det. Livet siver glædeløst ind over dette vaade Fængsel. Dagen blotter ubarmhjærtigt de kolde Skinner og al den sorte Søle, Ventesalen med Chokoladeavtomat, Appelsinskaller, Cigar- og Tændstikstumper, Dagen griner igennem med spyende Tagrender og et evigt Gitter af Regn, Regn, siger jeg fra Himmel og til Jord.
Hvor Verden er døv og uflyttelig, hvor Skaberen er talentløs! Og hvorfor bliver jeg ved at betale mit Kontingent til denne plebejiske Kneippkur af en Tilværelse! Stille! Se hvor Maskinen, den vældige Tingest, staar rolig og syder og hyller sig i Røg, den er taalmodig. Tænd Piben paa fastende Liv, forband Gud og svælg din Smærte! Gaa saa dog hen og bliv i Memphis! Dit Liv er jo alligevel ikke andet end et surt Regnvejr, og din Skæbne var altid at hænge forsinket i en eller anden miserabel Ventesal Bliv i Memphis, Tennessee!
For inde i et af disse plakathujende Huse venter Lykken dig, Lykken, hvis blot du kan æde din Utaalmodighed ogsaa her sover en rund ung Jomfru med Øret begravet i sit Haar, hun vil komme dig i Møde en fin Dag paa Gaden som en Bølge af Vellugt med en Mine som om hun kendte dig.
Er det ikke Foraar? Falder Regnen ikke frodigt? Lyder den ikke som en forelsket Mumlen, en lang dæmpet Kærlighedspassiar Mund mod Mund mellem Regnen og Jorden?
Dagen gryede saa sorgfuldt, men se nu lyser Regnfaldet! Under du ikke Dagen dens Kampret? Det er dog nu lyst. Og der slaar Muldlugt ind mellem Perronens rustne Jærnstivere blandet med Regnstøvets ramme Aande— En Foraarsanelse— er det ikke trøstigt?
Og se nu, se hvor Mississippi i sin Seng af oversvømmende Skove vaagner mod Dagen! Se hvor Kæmpefloden nyder sin Bugtning! Hvor den flommer kongeligt i Bue og svinger Flaader af Træer og laset Drivtømmer i sine Hvirvler! Se hvor den fører en uhyre Hjuldamper i sin Syndflodsfavn som en Danser, der er Herre paa Gulvet!
Se de sunkne Næs—Oh hvilken urmægtig Ro over Landskabet af druknende Skove! Ser du ikke, hvor Strømmens Morgenvande klæder sig milebredt med Dagens tarvelige Lys og vandrer sundt under de svangre Skyer!
Fat dig ogsaa du, Uforsonlige! Vil du aldrig glemme, at man lovede dig Evigheden? Forholder du Jorden din arme Taknemlighed? Hvad vil du da med dit Elskerhjærte? Fat dig og bliv i Memphis, meld dig som Borger paa Torvet, gaa ind og livsassurer dig imellem de andre, betal din Præmie af Lumpenhed, at de kan vide sig sikre for sig, og du ikke skal blive hældt ud af Foreningen.
Gør Kur til hin Jomfru med Roser og Guldring og start et Savskæreri som andre Mennesker. Hank rolig op i Gummistøvlerne . . . Se dig ud, smøg din vise Pibe I sphinxforladte Memphis . . .
Ah, der kommer det elendige Godstog, som vi har ventet paa i seks Timer. Det kommer langsomt ind—med knuste Sider, det pifter svagt, Vognene lammer paa tre Hjul, og de’ sprængte Ruf drypper af Jord og Slam. Men paa Tenderen mellem Kullene ligger fire stille Skikkelser dækket af blodvaade Frakker.
Da pruster vor store Ekspresmaskine, ngaar lidt frem og stanser dybt sukkende og staar færdig til Spring. Sporet er frit. Og vi rejser videre gennem de oversvømmede Skove, under Regnens gabende Sluser.
Traduction française
À moitié éveillé, à moitié somnolent, frappé par une réalité humide, mais encore perdu dans un souffle intérieur de rêves danaïdes, je me tiens et grince des dents à la gare de Memphis, Tennessee.
Il pleut. La nuit épuisée est si désolée, et la pluie fouette la terre d’une énergie sombre et insensée. Tout est glissant et impénétrable. Pourquoi le train s’arrête-t-il ici, heure après heure ? Pourquoi mon destin s’est-il arrêté ici ? Dois-je fuir la pluie et la corruption de l’âme au Danemark, en Inde et au Japon, pour moisir sous la pluie à Memphis, Tennessee, U.S.A. ?
Et maintenant, le jour se lève. La vie s’infiltre sans joie dans cette prison humide. Le jour révèle impitoyablement les rails froids et toute cette boue noire, la salle d’attente avec son distributeur de chocolat, les pelures d’orange, les mégots de cigare et d’allumettes. Le jour ricane à travers les gouttières qui crachent et une grille éternelle de pluie, pluie, dis-je, du ciel à la terre.
Comme le monde est sourd et immobile, comme le Créateur est sans talent ! Et pourquoi continuer à payer ma cotisation à cette cure plébéienne d’existence ? Silence ! Regarde la machine, cette chose puissante, debout, calme, fumante, patiente dans sa fumée. Allume ta pipe , maudis Dieu et avale ta douleur ! Reste donc à Memphis ! Ta vie n’est après tout qu’une averse acide, et ton destin a toujours été d’être en retard dans une salle d’attente misérable quelque part.
Car dans l’une de ces maisons criardes d’affiches, le bonheur t’attend, le bonheur, si seulement tu peux avaler ton impatience. Ici aussi dort une jeune fille ronde, l’oreille enfouie dans ses cheveux, elle viendra à ta rencontre un beau jour dans la rue, comme une vague de parfum, avec un air de te connaître.
N’est-ce pas le printemps ? La pluie ne tombe-t-elle pas en abondance ? Ne murmure-t-elle pas comme un chuchotement amoureux, une longue promenade d’amour étouffé, bouche contre bouche, entre la pluie et la terre ?
Le jour s’est levé si tristement, mais regarde, la pluie brille maintenant ! Ne lui accordes-tu pas son droit de combat ? Il fait jour maintenant. Et voici l’odeur de la terre qui monte entre les piliers rouillés du quai, mêlée à l’haleine âcre de la poussière de pluie — une promesse de printemps — n’est-ce pas réconfortant ?
Et regarde, regarde le Mississippi dans son lit de forêts inondées, s’éveiller face au jour ! Regarde comme le fleuve géant savoure ses méandres ! Comme il déborde royalement, balançant des radeaux d’arbres et de bois flotté dans ses tourbillons ! Regarde comme il porte un énorme bateau à aubes dans son étreinte de déluge, comme un danseur, maître de la piste !
Regarde ces caps submergés — oh, quelle paix primordiale sur le paysage de forêts noyées ! Ne vois-tu pas comme les eaux matinales du fleuve s’habillent, larges d’un mile, de la lumière chiche du jour, et marchent, saines, sous les nuages lourds ?
Repens-toi aussi, ô homme intransigeant ! Ne vas-tu jamais oublier qu’on t’a promis l’éternité ? Rends-tu à la terre ta pauvre gratitude ? Que veux-tu donc faire de ton cœur d’amant ? Repens-toi et reste à Memphis, inscris-toi comme citoyen sur la place, va t’assurer parmi les autres, paie ta prime de vulgarité, pour qu’ils sachent qu’ils sont en sécurité, et que tu ne seras pas jeté hors du club.
Fais la cour à cette jeune fille avec des roses et des bagues d’or, et lance une scierie comme les autres. Enfile tranquillement tes bottes en caoutchouc… Regarde autour de toi, fume ta pipe sage dans Memphis abandonnée des sphinx…
Ah, voici ce misérable train de marchandises, que nous attendons depuis six heures. Il arrive lentement, les flancs défoncés, sifflant faiblement, les wagons boitant sur trois roues, et les toits crevés gouttant de boue et de boue. Mais sur le tender, entre les charbons, gisent quatre silhouettes immobiles, recouvertes de manteaux trempés de sang.
Alors notre puissante locomotive s’ébroue, avance un peu, s’arrête en soupirant profondément, prête à bondir. La voie est libre. Et nous repartons, à travers les forêts inondées, sous les écluses béantes de la pluie.
2. Voici la traduction française complète du poème « Interferens » de Johannes Vilhelm Jensen, à partir du texte original danois disponible sur Babelmatrix.
« Interferens » (Interférence)
Texte original (danois)
Den blaa Nat er saa stille. Jeg ligger søvnløs. Stilheden vider sig og klinger. Det er Lyden af tusinde Miles Tomhed. Det er Rummets Monologer, hvis Ringe mødes med Tidens tonløse Cirkler. Min Puls, mit Hjærtes hede Spænding holder mig vaagen, men jeg overvejer med kølig Hu. En Kraft passerer mine Nerver, og jeg ligger som livløs. Længe tænker jeg med iskold Ro paa den flammende Utaalmodighed, der er min Skæbne. Pludselig føler jeg ganske fattet og uden at røre mig en ulidelig Smærte slaa ud i min Bevidsthed og svinde igen.
I Morgen skal jeg staa op ladet med Eder og Livslyst som alle Morgener før. I Morgen skal jeg konfronteres med Vaskefad, Skohorn, Tandbørste og hele Historien, Tobak og Solskin og Tuborg fra Fad. Og jeg tilstaar: Enten er dette Topnoteringen af menneskelig Lykke, ægte efterlignet, eller det er en dum og sørgelig Fiktion. Det nytter jo ikke at nægte det, jeg nærer en sønderdelende Proces i mit Hoved, saa saare jeg tænker. Min Bevidsthed arbejder skærende. Jeg ødelæger af Drift, til Trods for mig selv. Intet er sandt. Intet er Umagen værd. Aldrig har der været følt smærteligere Hovmod, end det jeg alene føler ved Besiddelsen af mit Sinds Knivsystemer. Naar Forestillingen om Verdens topmaalte Under mødes med Overbevisningen om alle Tings Endelighed, da lever jeg. Denne Knagen af Akslerne, dette djævelske Sammenstød af psykisk Lyd frigør de transcendentale Smærtevibrationer, der er Formen for mit inderste Jeg. Min Bevidsthed ytrer sig som sjælelig Interferens. Selve det skrigende Forhold mellem alle iøvrigt harmoniske Virkeligheder er mit Indres gennemtrængende Tonart. To diametralt modsatte Livsbevidstheder mødes og skærpes i mit Hjærte. Den blaa Nat er saa stille. Jeg ligger søvnløs. Stilheden vider sig og klinger, hviner, skingrer! Det er Lyden af tusinde Miles Tomhed imellem de kværnende Stenkloder. Det er Rummets Monologer, hvis Ringe mødes med Tidens tonløse Cirkler.
Traduction française complète
La nuit bleue est si silencieuse. Je suis éveillé, sans sommeil. Le silence s’étend et résonne. C’est le son de mille milles de vide. Ce sont les monologues de l’espace, dont les cercles rencontrent les cercles silencieux du temps. Mon pouls, la tension brûlante de mon cœur me maintient éveillé, mais je réfléchis avec une froide lucidité. Une force traverse mes nerfs, et je gis, comme sans vie. Longtemps, je pense avec une froideur glacée à cette impatience flamboyante qui est mon destin. Soudain, je sens, sans bouger, une douleur insupportable frapper ma conscience et s’évanouir.
Demain, je me lèverai chargé de serments et de joie de vivre comme tous les matins avant. Demain, je serai confronté au bassin, au chausse-pied, à la brosse à dents et à toute l’histoire, au tabac, au soleil et à la bière Tuborg en fût. Et j’avoue : Soit c’est l’apogée du bonheur humain, fidèlement imité, soit c’est une fiction stupide et triste. Cela ne sert à rien de le nier, je nourris un processus destructeur dans mon esprit, si bien que chaque pensée me fait mal. Ma conscience travaille comme une lame. Je détruis par instinct, malgré moi. Rien n’est vrai. Rien ne vaut l’effort. Jamais je n’ai ressenti un orgueil plus douloureux que celui que je porte seul en possédant les systèmes tranchants de mon esprit. Quand l’idée des merveilles les plus hautes du monde rencontre la conviction de la finitude de toute chose, alors je vis. Ce grincement des axes, cette collision diabolique de sons psychiques libèrent les vibrations transcendantales de la douleur, qui sont la forme de mon moi le plus intime. Ma conscience s’exprime comme une interférence de l’âme. Le rapport criant entre toutes les réalités par ailleurs harmonieuses est la tonalité pénétrante de mon intérieur. Deux consciences de vie diamétralement opposées se rencontrent et s’aiguisent dans mon cœur. La nuit bleue est si silencieuse. Je suis éveillé, sans sommeil. Le silence s’étend et résonne, hurle, grince ! C’est le son de mille milles de vide entre les meules de pierre qui broient. Ce sont les monologues de l’espace, dont les cercles rencontrent les cercles silencieux du temps.
3. « Hvor smiler fagert den danske Kyst » (Comme sourit joliment la côte danoise)
Source originale : Verdens Lys (1926)
Texte original (danois)
Hvor smiler fagert den danske Kyst, hvor blomstrer de lyse Øer, hvor skoven sig spejler i Fjorden blå, hvor Marken er grøn og de Huse ny, hvor Lærken synger og Solen lyser, hvor Bøgen står i sin grønne Dragt, hvor Havet bruser mod Klipperne hvide, hvor Mågen skriger og Stormen brager, hvor Fiskeren trækker sin Fangst i Land, hvor Bondens Plov bryder den sorte Muld, hvor Pigen går med sin Kande til Brønden, hvor Drengen fløjter på sin Vej til Skolen, hvor Gamle sidder og mindes Tider, hvor Børnene leger i Sandet, hvor Ungdommen drømmer om Fremtiden, hvor Kærligheden blomstrer som Rosen, hvor Døden kommer som en Ven, hvor Livet er stærkt og Skønheden evig.
Traduction française
Comme sourit joliment la côte danoise, où fleurissent les îles claires, où la forêt se reflète dans le fjord bleu, où la prairie est verte et les maisons neuves, où l’alouette chante et le soleil brille, où le hêtre se dresse en habit vert, où la mer mugit contre les falaises blanches, où la mouette crie et la tempête gronde, où le pêcheur tire sa prise à terre, où la charrue du paysan brise la terre noire, où la jeune fille va avec sa cruche au puits, où le garçon siffle sur le chemin de l’école, où les vieux s’assoient et se souviennent des temps passés, où les enfants jouent dans le sable, où la jeunesse rêve de l’avenir, où l’amour fleurit comme la rose, où la mort vient comme une amie, où la vie est forte et la beauté éternelle.
Bibliographie
- Œuvres de Jensen en danois :
- Digte 1906, Gyldendal, 1906.
- Verdens Lys, Gyldendal, 1926.
- Den jydske Blæst, Gyldendal, 1931.
- Traductions françaises :
- Anthologie de la poésie danoise, éditions de la Différence.
- Poètes danois modernes, éditions Gallimard.
- Sources critiques :
- Johannes Vilhelm Jensen : Un moderniste danois, Encyclopædia Universalis.
- Histoire de la littérature danoise, Régis Boyer, éditions Fayard.