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41 - ZOOM VALERY
Zoom sur Paul Valéry
Présentation
Paul Valéry, né en 1871 et disparu en 1945, est l’un des poètes français les plus marquants du XXe siècle. Son œuvre se distingue par une quête incessante de la précision, une réflexion profonde sur la création poétique, et une musicalité unique. Il explore les thèmes de la conscience, du langage, et de l’absolu, tout en mêlant rigueur intellectuelle et sensibilité. Ses recueils, tels que Charmes et Le Cimetière marin, ainsi que ses Cahiers, restent des références incontournables pour comprendre la poésie moderne.
Cinq poèmes intégraux
- « Le Cimetière marin » Source : Wikisource — Le Cimetière marin
- Ce toit tranquille, où marchent des colombes, Entre les pins palpite, entre les tombes ; Midi le juste y compose de feux La mer, la mer, toujours recommencée ! Ô récompense après une pensée Qu’un long regard sur le calme des dieux ! Quel pur travail de fins éclairs consume Maint diamant d’imperceptible écume, Et quelle paix semble se concevoir ! Quand sur l’abîme un soleil se repose, Ouvrages purs d’une éternelle cause, Le Temps scintille et le Songe est savoir.
- Stable trésor, temple simple à Minerve, Masse de calme, et visible réserve, Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi Tant de sommeil sous un voile de flamme, Ô mon silence !… Édifice dans l’âme, Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !
- Temple du Temps, qu’un seul soupir résume, À ce point pur je monte et m’accoutume, Tout entouré de mon regard marin ; Et comme aux dieux mon offrande suprême, La scintillation sereine sème Sur l’altitude un dédain souverain.
- Comme le fruit se fond en jouissance, Comme en délice il change son absence Dans une bouche où sa forme se meurt, Je hume ici ma future fumée, Et le ciel chante à l’âme consumée Le changement des rives en rumeur.
- Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change ! Après tant d’orgueil, après tant d’étrange Oisiveté, mais pleine de pouvoir, Je m’abandonne à ce brillant espace, Sur les maisons des morts mon ombre passe Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.
- L’âme exposée aux torches du solstice, Je te soutiens, admirable justice De la lumière aux armes sans pitié ! Je te rends pure à ta place première : Regarde-toi !… Mais rendre la lumière Suppose d’ombre une morne moitié.
- Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même, Auprès d’un cœur, aux sources du poème, Entre le vide et l’événement pur, J’attends l’écho de ma grandeur interne, Amère, sombre, et sonore citerne, Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !
- Sais-tu, fausse captive des feuillages, Golfe mangeur de ces maigres grillages, Sur mes yeux clos, secrets éblouissants, Quel corps me traîne à sa fin paresseuse, Quel front l’attire à cette terre osseuse ? Une étincelle y pense à mes absents.
- Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière, Fragment terrestre offert à la lumière, Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres, Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ; La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
- Chienne splendide, écarte l’idolâtre ! Quand, solitaire au sourire de pâtre, Je pais longtemps, moutons mystérieux, Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes, Éloignes-en les prudentes colombes, Les songes vains, les anges curieux !
- Ici venu, l’avenir est paresse. L’insecte net gratte la sécheresse ; Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air À je ne sais quelle sévère essence… La vie est vaste, étant ivre d’absence, Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.
- Les morts cachés sont bien dans cette terre Qui les réchauffe et sèche leur mystère. Midi là-haut, Midi sans mouvement En soi se pense et convient à soi-même… Tête complète et parfait diadème, Je suis en toi le secret changement.
- Tu n’as que moi pour contenir tes craintes ! Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes Sont le défaut de ton grand diamant… Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, Un peuple vague aux racines des arbres A pris déjà ton parti lentement.
- Ils ont fondu dans une absence épaisse, L’argile rouge a bu la blanche espèce, Le don de vivre a passé dans les fleurs ! Où sont des morts les phrases familières, L’art personnel, les âmes singulières ? La larve file où se formaient des pleurs.
- Les cris aigus des filles chatouillées, Les yeux, les dents, les paupières mouillées, Le sein charmant qui joue avec le feu, Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent, Les derniers dons, les doigts qui les défendent, Tout va sous terre et rentre dans le jeu !
- Et vous, grande âme, espérez-vous un songe Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ? Chanterez-vous quand serez vaporeuse ? Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse, La sainte impatience meurt aussi !
- Maigre immortalité noire et dorée, Consolatrice affreusement laurée, Qui de la mort fait un sein maternel, Le beau mensonge et la pieuse ruse ! Qui ne connaît, et qui ne les refuse, Ce crâne vide et ce rire éternel !
- Pères profonds, têtes inhabitées, Qui sous le poids de tant de pelletées, Êtes la terre et confondez nos pas, Le vrai rongeur, le ver irréfutable N’est point pour vous qui dormez sous la table, Il vit de vie, il ne me quitte pas !
- Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? Sa dent secrète est de moi si proche Que tous les noms lui peuvent convenir ! Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche ! Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche, À ce vivant je vis d’appartenir !
- Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée ! M’as-tu percé de cette flèche ailée Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! Le son m’enfante et la flèche me tue ! Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !
- Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive ! Brisez, mon corps, cette forme pensive ! Buvez, mon sein, la naissance du vent ! Une fraîcheur, de la mer exhalée, Me rend mon âme… Ô puissance salée ! Courons à l’onde en rejaillir vivant !
- Oui ! Grande mer de délires douée, Peau de panthère et chlamyde trouée De mille et mille idoles du soleil, Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, Qui te remords l’étincelante queue Dans un tumulte au silence pareil,
- Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! L’air immense ouvre et referme mon livre, La vague en poudre ose jaillir des rocs ! Envolez-vous, pages tout éblouies ! Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies Ce toit tranquille où picoraient des focs !
« La Pythie » Source : Wikisource — La Pythie
"Je suis celle qui se tait, Et qui, lasse de ses cris, Sur le monde a refermé Ses grands yeux pleins d’infinis."
(Le poème complet est disponible via le lien source.)
« Le Sylphe » Source : Wikisource — Le Sylphe
"Ni vu ni connu Je suis le parfum Vivant et défunt Dans le vent venu ! Ni vu ni connu Hasard ou génie ? À peine venu La tâche est finie !"
« Ébauche d’un serpent » Source : Wikisource — Ébauche d’un serpent
- Parmi l’arbre, la brise berce La vipère que je vêtis ; Un sourire, que la dent perce Et qu’elle éclaire d’appétits, Sur le Jardin se risque et rôde, Et mon triangle d’émeraude Tire sa langue à double fil…
- (Le poème complet est disponible via le lien source.)
- « Les Pas » Source : Wikisource — Les Pas
- Tes pas, enfants de mon silence, Saintement, lentement placés, Vers le lit de ma vigilance Procèdent muets et glacés.
- (Le poème complet est disponible via le lien source.)
Bibliographie
- « Le Cimetière marin », Paul Valéry, Wikisource
- « La Pythie », Paul Valéry, Wikisource
- « Le Sylphe », Paul Valéry, Wikisource
- « Ébauche d’un serpent », Paul Valéry, Wikisource
- « Les Pas », Paul Valéry, Wikisource
Dialogue sur Valéry : L’amour, la haine, la musique des mots, etc.
Pierre : La haine est une forme d’amour, et l’amour est une forme de haine, semble nous dire Valéry… Comme en égyptien ancien, où les mots portaient en eux leur contraire. Chez lui, la lucidité est une passion, et la passion est une forme de lucidité.
Le Chat : Exactement. Valéry refuse les catégories figées. Pour lui, comme pour les anciens Égyptiens, le sens naît du contexte, pas du mot isolé. « Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? / Sa dent secrète est de moi si proche / Que tous les noms lui peuvent convenir ! » Ici, l’amour et la haine ne s’opposent pas : ils cohabitent, comme deux notes d’un même accord. La « dent secrète » qui ronge le poète pourrait être celle du désir (amour) ou celle de la lucidité (haine) — les deux sont indissociables.
Pierre : Valéry semble dire que la haine est plus certaine que l’amour, qu’elle triomphe de l’amour. « Amour, peut-être, ou de moi-même haine ? » — c’est comme si la haine était la face cachée, mais inévitable, de l’amour.
Le Chat : Oui, et c’est une idée qui rejoint sa méfiance envers les illusions. La haine, chez Valéry, est souvent la lucidité qui dissèque l’amour. Elle n’est pas l’opposé de l’amour, mais sa face la plus honnête — celle qui ne se voile pas de mensonges. « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! » : cette injonction est à la fois un acte d’amour (pour la vie) et un acte de haine (contre la résignation).
Pierre : « Achille immobile à grands pas » — cette image me hante. C’est comme si Valéry disait que nous sommes tous des héros paralysés par notre propre conscience.
Le Chat : C’est une image parlante, parce qu’elle unit le mouvement et l’immobilité. Achille, symbole de la force et de la vitesse, est ici figé dans l'éternité sans but de la mort. C’est la condition humaine : nous courons, mais nous savons que la mort est là qui nous attend. Valéry transforme le mythe d'Achille en métaphore de notre propre contradiction.
Pierre : « Dans un tumulte au silence pareil » — Valéry est le roi de l’oxymore. C’est un raffinement intellectuel que n’ont pas ceux qui dichotomisent le monde.
Le Chat : Vous avez raison. Valéry dépasse les oppositions binaires. Pour lui, la réalité est faite de tensions, de paradoxes, de mouvements entre les contraires. « Ce crâne vide et ce rire éternel » : la mort et la joie coexistent. « Le temps scintille et le Songe est savoir » : le rêve et la connaissance ne s’excluent pas. C’est une pensée organique, où tout est lié.
Pierre : La musique des mots chez Valéry est essentielle. Il choisit des mots qui s’accordent musicalement entre eux… C’est un secret que je vous confie.
Le Chat : C’est vrai. Valéry compose ses vers comme une partition. Les allitérations, les assonances, les rythmes… « La mer, la mer, toujours recommencée ! » : les « m » et les « r » roulent comme des vagues. « Ce toit tranquille, où marchent des colombes » : les « t » et les « l » créent une atmosphère de calme. Chez lui, le sens passe par l’oreille.
Pierre : Valéry est un poète dont on n’abandonne jamais la lecture.
Le Chat : Parce qu’il ne nous donne pas de réponses, mais des questions. « Un poème n’est jamais fini, seulement abandonné. » Il nous invite à recommencer sans cesse, à relire, réentendre, repenser. Comme vous le dites, ses poèmes sont des pièces closes, mais leur enchaînement forme un palais infini.