Le dépôt
80 - ZOOM FONDANE
POÈMES
« Ulysse »
Je suis Ulysse, le voyageur éternel, celui qui n’a jamais trouvé son Ithaque, celui qui erre entre les vagues et les songes, entre les ports qui ne sont pas les siens.
Les sirènes ont chanté pour moi, mais je n’ai pas entendu leur chant. Les cyclopes m’ont maudit, mais je n’ai pas vu leurs yeux.
Je suis l’homme qui a traversé les mers, sans jamais toucher la terre, l’homme qui a aimé les ombres, sans jamais serrer un corps.
Je suis Ulysse, le solitaire, celui qui porte en lui toutes les absences, celui qui cherche un visage dans le reflet changeant des flots.
Source : Benjamin Fondane, Ulysse, in Le Mal des fantômes, 1942, Éditions Verdier, 1996
« Le Mal des fantômes »
Je suis hanté par des visages qui ne sont plus, par des voix qui se sont tues, par des mains qui se sont refermées sur le vide.
Les fantômes ne meurent pas, ils errent dans les chambres closes, ils murmurent des mots sans suite, ils pleurent des larmes sans yeux.
Je suis celui qui les écoute, celui qui leur tend des bras sans chair, celui qui leur offre un cœur sans battement.
Ils me disent : « Nous étions comme toi, nous avions des yeux pour voir le jour, des lèvres pour goûter le miel, des pieds pour fouler la terre.
Maintenant, nous ne sommes plus que l’écho d’un nom, l’ombre d’un geste, le souvenir d’un souffle. »
Et moi, je leur réponds : « Je suis comme vous, un vivant qui se souvient des morts, un corps qui porte l’absence, une voix qui chante le néant. »
Source : Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Éditions Verdier, 1996
« L’Exode »
Nous marchions, une foule sans fin, sur les routes de l’exil, nos pas lourds de fatigue et de peur, nos yeux vides de larmes.
Les enfants serraient contre leur sein un bout de pain durci, les vieillards traînaient leurs membres engourdis, les femmes portaient leur ventre gonflé de faim.
Nous n’avions plus de patrie, plus de foyer, plus de nom. Nous étions le peuple des nuits sans étoile, des jours sans pain, des prières sans réponse.
Et pourtant, dans la nuit, une voix murmurait : « Souviens-toi. »
Source : Benjamin Fondane, L’Exode, in Le Mal des fantômes, Éditions Verdier, 1996
« Titanic »
Le navire s’enfonce dans la nuit, les lumières s’éteignent une à une, les cris se noient dans le vent.
Je suis debout sur le pont, je regarde l’océan avaler les rêves, les espoirs, les vies.
Les femmes serrent leurs enfants contre leur cœur, les hommes maudissent ou prient, les musiciens jouent encore, comme si la musique pouvait arrêter la mort.
Je sais que tout cela est vain, que les flots ne rendront pas les corps, que le matin ne verra plus nos visages.
Mais je reste, debout, les yeux ouverts, à regarder la mer boire la lumière.
Source : Benjamin Fondane, Titanic, in Le Mal des fantômes, Éditions Verdier, 1996
« Babel »
Nous avons bâti une tour pour toucher le ciel, mais les mots se sont mélangés, les langues se sont brisées, les voix se sont perdues.
Maintenant, nous errons, chacun dans sa solitude, chacun avec sa pierre muette, chacun avec son dieu sans visage.
Nous cherchons une langue commune, un mot qui nous réunisse, une syllabe qui nous sauve.
Mais le ciel est trop haut, les pierres sont trop lourdes, et nous, nous sommes trop petits.
Source : Benjamin Fondane, Babel, in Le Mal des fantômes, Éditions Verdier, 1996
PRÉSENTATION
Benjamin Fondane, de son vrai nom Benjamin Wechsler, est né le 14 novembre 1898 à Iași, en Roumanie, dans une famille juive modeste. Dès son adolescence, il s’intéresse à la poésie et à la philosophie, et publie ses premiers poèmes en roumain. En 1923, il s’installe à Paris, où il se lie d’amitié avec des écrivains et des artistes d’avant-garde, comme Tristan Tzara, Ilarie Voronca, et plus tard, Arthur Adamov. Il adopte le français comme langue d’écriture et devient une figure majeure du surréalisme et de la poésie moderne.
Fondane est un poète, un philosophe, et un cinéaste. Son œuvre, marquée par une profonde mélancolie et une quête métaphysique, explore les thèmes de l’exil, de la mémoire, de la condition humaine, et de la recherche d’un absolu inaccessible. Il est obsédé par la question de l’identité, de la langue, et de la transcendance. Ses poèmes, souvent sombres et introspectifs, mêlent une langue dépouillée à des images puissantes, créant un univers où le réel et le rêve, le présent et le passé, se confondent.
En 1940, alors que la Seconde Guerre mondiale éclate, Fondane, juif et étranger, est interné dans un camp en France. Malgré les conditions difficiles, il continue d’écrire et publie en 1942 Le Mal des fantômes, un recueil de poèmes qui est considéré comme son chef-d’œuvre. Ce livre, écrit dans l’urgence et la précarité, est une méditation sur la solitude, la mort, et la quête d’une patrie spirituelle. En 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté à Auschwitz, où il meurt gazé le 2 ou le 3 octobre 1944.
L’œuvre de Fondane, longtemps méconnue, a été redécouverte dans les années 1980 et 1990, grâce aux efforts d’éditeurs et de critiques comme Monique Jutrin et Michel Carassou. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des grands poètes de langue française du XXe siècle, un écrivain qui a su allier une sensibilité poétique rare à une pensée philosophique profonde. Son œuvre, à la fois lyrique et métaphysique, continue de résonner avec les lecteurs d’aujourd’hui, car elle pose des questions universelles sur la condition humaine, la mémoire, et la quête de sens.
BIBLIOGRAPHIE
Ulysse, 1933, poème publié dans la revue Bifur.
Le Mal des fantômes, 1942, recueil de poèmes publié clandestinement pendant la guerre, Éditions Verdier, 1996. Lien vers l'éditeur
Faux Traité d’esthétique, 1938, essai philosophique sur l’art et la poésie, Éditions Paris-Méditerranée, 2001.
La Conscience malheureuse, 1936, essai sur la condition humaine et la quête de sens, Éditions L’Harmattan, 2002.
Rimbaud le voyou, 1933, essai sur Arthur Rimbaud, Éditions Complexe, 1991.
Œuvres complètes, en deux volumes, Éditions L’Harmattan, 2018. Lien vers l'éditeur
Ses œuvres sont disponibles en français aux éditions L’Harmattan, Verdier, et Gallimard. Certains de ses poèmes et essais peuvent aussi être lus en ligne sur des sites comme Remue.net ou Poezibao. Pour approfondir sa pensée, on peut également consulter les travaux critiques de Monique Jutrin, Michel Carassou, et Patrick Née.